Bayrou fera-t-il mieux que Balladur il y a 30 ans ?
Alors qu’un article du Monde tente de faire la lumière sur l’emprise du narcotrafic en France, en analysant “des dizaines de documents émanant du service d’information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco), de la gendarmerie, de l’Office antistupéfiants (Ofast), des centaines de pages le plus souvent confidentielles qui mettent en perspective, depuis 2009, les menaces mafieuses qui pèsent sur la société”, on se demande combien de temps le vernis prohibitionniste tiendra encore.
À ce constat alarmant depuis quinze ans, on aurait pu ajouter les arguments répétés depuis trente ans par des organisations de la société civile qui tentent également d’alerter sur ce phénomène, avec médias aux ordres pour taire cette réalité. Or, comme on l’entend trop souvent, les partisans d’une politique de régulation par la légalisation sont ostracisés et présentés comme de dangereux hédonistes et qui au comble de l’absurde, chercheraient à masquer leur accointance avec les tenants du trafic. En effet, le discours des tenants du statu quo prohibitionniste n’est pas seulement mensonger, mais il a en plus la faculté d’inverser la charge de la preuve et de noyer dans le déni la réalité des faits, comme le révèle cette séquence sur le plateau de BFM face à l’ancien Garde des sceaux, Eric Dupont Moretti en roue libre pour asséner ses contre-vérités. En inventant le néologisme “stupeux” pour éviter de dire des personnes qui consomment des stupéfiants, pour inventer un nombre de deux millions de néo consommateurs au Canada ce qui correspond sans doute à une évolution statistique qui auparavant était masquée par l’interdit (notamment des personnes âgées cherchant à éviter la stigmatisation), mais surtout il bafouille face à l’insistance de journalistes qui tentent de le ramener à la raison…
N’est-il pas temps de faire cesser ce type de mensonges proférés par des responsables politiques sur des médias de masse ? En droit français, la diffusion de fausse nouvelle est une infraction pénale consistant à publier, diffuser ou reproduire, par n’importe quel moyen, des informations fausses, des pièces fabriquées, falsifiées voire mensongères et basées sur la mauvaise foi. Il faut croire que la schizophrénie n’est pas plus causée par le cannabis que par des discours de politiciens véreux et des politiques publiques iniques !
Déjà en 2014 à la sortie du livre La légalisation des drogues : Une mesure de salut public Michel Hautefeuille, psychiatre addictologue au Centre médical Marmottan, et Emma Wieviorka, psychiatre à l’hôpital Maison-Blanche publiaient un livre sur un thème d’actualité : un changement de la législation des drogues. Tous deux y plaidaient pour une légalisation, seule à même de faciliter l’accès à des soins et de freiner la consommation de stupéfiants. Ils mettaient en relief que cette question ne concerne pas uniquement la santé publique mais la société tout entière, sa sécurité, sa justice et son avenir. Ils résumaient ainsi la motivation de leur ouvrage en quatrième de couverture :
La prohibition des drogues en France est inefficace. Loin d’enrayer la dépendance et ses conséquences sur la santé, la répression l’aggrave. Nourrir le rêve d’un monde sans drogue est criminel. Il encourage le pire, met les jeunes en danger, favorise les actes de délinquance et nourrit les économies parallèles. Le laxisme ne réside pas dans la dépénalisation, mais dans la naïveté que nous avons de croire qu’un simple interdit pourrait mettre fin au marché des narcotiques. Avec la légalisation contrôlée, le combat ne fera que commencer.
Retenir les leçons du passé
En effet, tout était déjà connu il y a trente ans, quand le “roi de la cocaïne” Pablo Escobar était assassiné par la Police colombienne. Celui qui dominait le marché par sa puissance laissait ainsi la place à des centaines d’autres caïds qui sauraient tirer les leçons de la fulgurance de ce narcotrafiquant d’envergure internationale.
Pire, tout était connu depuis les années 1930 quand au firmament de sa gloire, l’autre figure emblématique de la criminalité organisée, le célèbre Al Capone faisait régner la terreur aux Etats Unis en profitant de la politique de prohibition de l’alcool. Tout était déjà connu. Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. D’ailleurs, il y a quinze ans, la sortie d’un livre révélait aussi à quel point la France est championne du monde de l’hypocrisie et que sa politique de prohibition est en réalité criminogène.
Comme le souligne ce tweet en réponse au titre de l’enquête du journal Le Monde “Emprise du narcotrafic en France : chronique de quinze années d’un aveuglement collectif“, “la France est punie par là où elle a péché : elle a ignoré, méprisé, persécuté ses millions de consommateurs de #cannabis qui réclament depuis des décennies de pouvoir se fournir légalement, elle récolte ce qu’elle a semé. Votre prohibition, vos problèmes !”. On peut également ajouter cette réponse documentée du Pr Yann Bisiou.
Questionnaire Balladur
Autre exemple de l’absence de volonté du pouvoir politique de prendre en considération des signaux d’alarme pour modifier la loi et la politique qui en découle : trente ans plus tard, qui se souvient des conclusions de la commission ad-hoc chargée d’analyser les réponses au “questionnaire Balladur” ?
En 1994, moins d’un an après sa nomination par François Mitterrand, le Premier ministre Edouard Balladur voulant masquer son échec du CIP (smic jeunes) lançait une opération de communication, le “questionnaire Balladur”, une enquête s’adressant “directement aux jeunes”.
Au grand dam des commentateurs critiques, plus de 1.539.000 jeunes de 15 à 25 ans répondaient au questionnaire « Faites agir vos idées », des réponses enregistrées entre le 20 juin et le 31 août en plein cœur de l’été 94.
https://placard.ficedl.info/article3344.html
Un tract diffusé à To lose par les Jeunes libertaires (1994)
Comme le relatait Les Echos à cette époque, “cette consultation avait été lancée le 21 avril, dans la foulée de la mobilisation de la jeunesse contre le CIP, pour mieux connaître les préoccupations et les aspirations des 9 millions de jeunes Français. Apparemment, les jeunes se sont véritablement impliqués. Non seulement ils ont répondu et rempli les espaces laissés libres à l’expression spontanée, mais ils ont été 6.000 à adresser parallèlement des lettres au gouvernement et au comité de pilotage (onze personnalités indépendantes) mis en place pour l’organisation et le suivi de l’opération. Outre le dépouillement du questionnaire qui permettra d’avoir une photographie de la jeunesse actuelle, le gouvernement entend maintenant prendre des mesures concrètes en faveur des jeunes, certaines très rapidement, d’ici à octobre. Il reviendra au Premier ministre de les annoncer”.
Sociologie de l’illusionnisme social
Dans son étude “Consultation Nationale des Jeunes : Contribution à une sociologie de l’illusionnisme social”, Gérard Mauger décrivait bien les limites d’un tel exercice, celui de la montagne qui accouche d’une souris, ainsi que le soulignait le Groupe d’Etudes et de Recherche sur les Mouvements Etudiants (GERME) en analysant le processus en détail. Et pour compléter cette analyse on peut lire les échanges lors d’une table ronde [1] : “Consultations de la jeunesse des années 1960 à nos jours, un outil pour l’action publique” ?
Qu’est-il ressorti de cette opération de communication gouvernementale, ayant coûtée 48,3 millions de francs [2] ? “En octobre, le Comité pour la consultation nationale des jeunes rend une première copie à partir du dépouillement de 800 000 questionnaires, en formulant 57 propositions”. Puis dans un rapport définitif complété par 43 propositions, il comble les deux points faibles de son rapport intermédiaire en attaquant de front la santé et l’emploi avec des mesures concrètes, en listant cent mesures indispensables et trente-sept qui présentent un réel caractère d’urgence.
Des boulettes de cannabis dans le questionnaire
Comme le rappelle le GERME, “le dernier acte a lieu le 30 janvier 1995 lors de la réunion entre Matignon et les rédacteurs du rapport. Au final, la plupart des propositions du comité ont été rejetées et aucun dispositif véritablement nouveau n’a été retenu. Sur l’emploi, le gouvernement répond qu’il est préférable d’élargir les dispositifs existants, le gouvernement écarte l’idée d’une dépénalisation expérimentale de la consommation de cannabis, quant au logement il se contente de rappeler qu’une aide aux étudiants existe”.
Tandis que Libération consacrait l’année 1994 en mettant la jeunesse en vedette, Le Monde enfonçait le clou avec délicatesse pour enterrer l’opération et se rachetait une conscience neuf ans plus tard avec ce magnifique rappel par Michka.
"Souvenez-vous du questionnaire Balladur adressé aux jeunes. Alors que, initialement, aucun des thèmes abordés ne concernait le cannabis, en 1994, le comité chargé de la consultation a proposé, en vain d’ailleurs, la dépénalisation expérimentale de sa consommation pendant dix-huit mois. Spontanément, un certain nombre de jeunes avaient posé la question. Il était devenu impossible de ne pas en tenir compte.”
Le questionnaire Balladur, une lueur d’espoir pour un changement de politique 30 ans plus tard ?
Trois décennies plus tard, quelle pourrait être la réponse à ces jeunes qui aujourd’hui ont entre 45 et 55 ans et qui à l’époque plébiscitaient une réponse humaniste, pragmatique, rationnelle, préventive et novatrice à l’égard des personnes qui consomment des substances psychotropes ?
Après les gouvernements Borne et Attal, celui de Bayrou saura-t-il en tirer les conclusions qui s’imposent alors que les opérations “place nette XXL” lancées par Gérald Darmanin et promues par son successeur Bruno Retailleau ont démontré leur totale inefficacité, tant le marché est dynamique et boosté par une demande croissante et une offre qui multiplie ses bénéfices au détriment de la santé et de la sécurité publiques ?
En effet, François Bayrou était aux premières loges en 1994, en tant que Ministre de l’Education nationale, tandis qu’Emmanuel Macron était encore un lycéen en classe de seconde.
Trente ans plus tard, force est de constater que l’on ne retient rien des doléances et des propositions émanant du terrain, quand on demande l’avis des citoyens. C’est sans doute sur ce constat que la Macronie continue d’ignorer le résultat du Grand Débat consécutif au mouvement des Gilets jaunes, comme celui des résultats des élections législatives anticipées du 7 juillet 2024.
Si Bayrou et son gouvernement voulaient donner en quelques semaines l’impression de faire mieux en réparant les erreurs du passé, en se donnant pour objectif de dépasser l’Allemagne, il suffit de légaliser le cannabis, en changeant la loi du 31 décembre 1970 pour arrêter la subvention au narcotrafic en maintenant une politique prohibitionniste obsolète et totalement en échec !
[1] Madranges, Étienne, et al. « Table ronde sur la consultation Balladur de 1994 ». Les consultations de la jeunesse des années 1960 à nos jours, un outil pour l’action publique ?, édité par Denise Barriolade et al., Carrières Sociales Editions, 2020, https://doi.org/10.4000/books.cse.1048
[2] Burtschy, Bernard. Consultation nationale des jeunes : une enquête à l’abandon. Journal de la Société de statistique de Paris, Tome 136 (1995) no. 1, pp. 71-76. http://www.numdam.org/item/JSFS_1995__136_1_71_0/