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Tunisie : Génération cannabis

Par Frida Dahmani

Sévèrement réprimé, l’usage de stupéfiants est l’une des causes principales de la surpopulation carcérale en Tunisie. Au point que certains suggèrent de dépénaliser la consommation de haschich.

"L’ecstasy n’est plus de qualité. La bonne came est rare, mais on trouve de tout", assure Hayet, invitée à une soirée branchée où quelques joints circulent. Sujet tabou s’il en était sous Ben Ali, la consommation de stupéfiants est désormais abordée au grand jour. Depuis la révolution, l’usage de drogues, notamment d’anxiolytiques, a explosé, et les consommateurs, tout en restant prudents, craignent moins les indics ou une indiscrétion. Pourtant, la loi n’a pas changé et punit sévèrement la consommation de stupéfiants.

"Au rythme actuel, il faudrait mettre la moitié du pays sous les verrous", observe l’un des signataires d’une pétition pour la dépénalisation du cannabis. La drogue n’est en effet pas qu’un phénomène mondain ; elle touche toutes les couches de la population et plus particulièrement les jeunes, qui sont dans le collimateur de la police. "Ils sont plus facilement repérables que leurs aînés, qui connaissent nos pratiques, et ils nous permettent de remonter rapidement les filières", assure un ancien de la brigade des stupéfiants. Le tabassage à mort, le 2 novembre, au commissariat de Sidi el-Béchir (Tunis), de Walid Denguir, soupçonné de trafic de drogue, en dit long sur les méthodes employées par la police. Mais à Douar Hicher, quartier pauvre de la périphérie de Tunis, le commerce de stupéfiants va bon train. "Hier, j’ai fait un saut à El-Kabaria [autre bidonville de la capitale] pour ramener un kilo de zatla [résine de cannabis] en mobylette", confie sans fanfaronnade Wassim, dealer occasionnel.

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Les ghettos des zones urbaines sont devenus des plaques tournantes du trafic. Il n’est pas rare qu’à certains carrefours des gamins de 14-16 ans revendent à la sauvette des joints, des barrettes de ­haschich ou des comprimés. Le fournisseur qui les emploie n’est jamais loin et les a à l’oeil. "Je peux obtenir tout ce que vous voulez", assure Amine, qui annonce les prix : "1,50 euro le cachet de Tranxène, 1 euro pour le Témesta et 600 euros le kilo de résine de cannabis." S’il explique que les médicaments proviennent de vols commis dans des hôpitaux ou d’ordonnances soutirées sous la menace à des médecins, il est sûr que, malgré les contrôles rigoureux, certaines pharmacies sont peu regardantes et vendent des produits inscrits au tableau B, sans prescription. "C’est un peu à la tête du client, mais il y a aussi des complicités, précise ce jeune de 22 ans qui suit les tendances du marché. Le cannabis a toujours la vedette, l’ecstasy est passée de mode, mais le "Sobitex" - déformation de Subutex, utilisé dans les traitements de substitution à l’héroïne - est de plus en plus demandé."

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Une coutume non nocive et conviviale

Il y a cependant peu d’accros aux drogues dures, auxquelles on préfère le cannabis. Prohibée depuis l’indépendance, la consommation de chanvre ou takrouri est restée dans la mémoire collective comme une coutume non nocive et conviviale. "Dans les années 1930-1950, il était en vente libre dans de tout petits paquets. Il fallait le réduire en poudre fine. Planches et hachoirs étaient disponibles dans tous les cafés", se souvient El-Haj Sadok. Mais le temps des tkarlya - fumeurs d’herbe - est révolu. Aujourd’hui, le marché est demandeur de zatla. Si, contrairement au Maroc, la Tunisie n’est pas productrice de haschich, elle est devenue une étape de transit pour les filières, ce qui lui permet d’être servie au passage. "80 % des quantités de cannabis sont réexportées. La voie terrestre, la plus usitée, part du Maroc à destination de la Libye, via l’Algérie et la Tunisie.

Des chargements entiers de drogue en provenance d’Amérique du Sud sont débarqués dans de petits aéroports africains puis transbordés par hélicoptère ou par petit avion vers des points du Sahara, où des 4x4 aménagés prennent le relais.

Certains trafiquants préfèrent la mer, moins risquée ; en cas d’alerte, la cargaison est jetée par-dessus bord et sera récupérée sur les plages. Mais la surveillance des côtes pour freiner l’immigration clandestine a pratiquement fermé cette route", explique le docteur Tahar Cheniti, volontaire du Croissant-Rouge tunisien. Mais malgré une surveillance accrue aux frontières due à l’émergence du terrorisme, les services douaniers reconnaissent que pour 1 kg saisi, 10 kg échappent aux contrôles. "Les filières sont bien rodées. Des chargements entiers de drogue en provenance d’Amérique du Sud sont débarqués dans de petits aéroports africains puis transbordés par hélicoptère ou par petit avion vers des points du Sahara. À partir de là, des 4x4 aménagés les acheminent vers le nord à destination de l’Europe. La Tunisie est sur leur route", détaille un agent des douanes.

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Mais la brigade des stupéfiants a noté que, depuis la révolution, les plantations de cannabis se sont également multipliées, particulièrement dans la région de Sidi Bouzid (Centre). "On gagne mieux notre vie qu’à s’échiner à produire des légumes" est l’argument de ces nouveaux cultivateurs. "Le cannabis n’est pas prohibé par le Coran mais par la loi, et ici, c’est le Coran qui prime", dit Amine, laissant entendre que, pour les extrémistes religieux, la drogue serait licite. Au point que les services aux frontières n’hésitent plus à évoquer un réseau de narcotrafiquants dont les revenus financeraient les mouvements jihadistes. "Du temps de Ben Ali, les gros bonnets de la drogue étaient liés au sérail - Moncef, frère de Ben Ali, était à la tête de la "couscous connection". Aujourd’hui, il n’y a plus de barons mais de nombreux et insaisissables petits dealers. Ils s’assurent, moyennant finances, des protections. Nul besoin de camions ou de grosses cylindrées, la marchandise franchit les frontières à dos d’ânes qui connaissent le chemin et n’ont pas besoin d’être accompagnés", raconte Ismaïl, un garde forestier à Fernana (Nord-Ouest).

Certains, comme le docteur Cheniti, estiment que la consommation de drogue n’a pas augmenté ; les chiffres étaient pratiquement les mêmes, mais ils étaient occultés par le pouvoir. Il n’empêche. Douze lycéens sur 30, dont 40,9 % de filles, ont connu le cannabis dans les établissements scolaires, tandis que les plus jeunes sont attirés par la colle. Les services sanitaires et de l’éducation sont en état d’alerte. Nabil Ben Salah, directeur général de la santé, affirme qu’"il faut un partenariat solidaire entre institutions et associations pour permettre au toxicomane de se soigner sans l’exonérer de sa responsabilité". Pourtant, le centre de Jebel el-Oust, à 40 km de Tunis, prévu à cet effet, est pratiquement confidentiel.

Santé et prévention

Lors des arrestations, un dépistage sanguin est effectué systématiquement. S’il révèle des traces de THC, les poursuites sont engagées automatiquement.

"Pré­vention et suivi font défaut. Le sida n’étant pas causé, en Tunisie, par l’usage de drogues injectables, on fait moins cas des risques des stupéfiants. On en revient surtout aux peines encourues", conclut Anas Ben Hriz, médecin hospitalier. La justice semble en effet instrumentaliser la consommation de cannabis de manière préoccupante. Dès qu’il s’agit de jeunes, le test sanguin est devenu systématique, même s’ils sont mis en examen pour d’autres motifs. Le rappeur Weld El 15 et Néjib Abidi, réalisateur du documentaire Circulation, ainsi que sept personnes qui travaillaient avec lui ont été poursuivis pour usage de stupéfiants alors que la police enquêtait sur le film. Si bien que l’avocat Ghazi Mrabet se dit "révolté et dégoûté" par cette pratique devenue l’une des principales causes de la surpopulation carcérale. Le directeur du pénitencier de la Mornaguia suggère, lui, d’envisager sérieusement la dépénalisation pour les consommateurs, souvent des jeunes qui, au contact de la prison, s’initient à la délinquance et connaissent ensuite des difficultés pour se réinsérer.

Voir en ligne : Pour lire l’article original sur le site de Jeuneafrique.com

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