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MEDIAPART : Deux articles pour mieux comprendre la politique "Drogues" et les enjeux actuels en France.

Avec Zoe Dubus, Renaud Colson, Pr. Yann BISIOU & Me Hachet

NDR  : Voici deux articles offerts qui permettront au plus grand nombre d’y accéder pour mieux comprendre les enjeux actuels. Que Médiapart accepte cette publicité avec nos remerciements pour leur indulgence.

Politiques contre le trafic de drogue : « Il est carrément faux d’affirmer qu’il y aurait toujours plus de morts »

« Le chercheur Yann Bisiou fustige les résultats désastreux de l’approche prohibitionniste en France. D’autres pistes existent pour lutter contre le narcotrafic et protéger la santé publique. Celle de la légalisation, sous certaines conditions, lui semble la plus prometteuse. »

Le discours martial de Bruno Retailleau sur les drogues est un « classique » des ministres de l’intérieur. Si les conséquences du narcotrafic en matière de sécurité publique et de corruption financière sont réelles et graves, on peut toutefois s’interroger sur le paradigme inchangé de la politique française.

Spécialiste du droit de la drogue, Yann Bisiou clame depuis longtemps que l’approche purement répressive va dans le mur. Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université Paul-Valéry-Montpellier 3, il revient pour Mediapart sur les difficultés des responsables politiques à envisager des alternatives.

Dressant une typologie des autres politiques possibles, il estime qu’une légalisation du cannabis, avec un monopole étatique de sa vente, serait la voie la plus intéressante face aux échecs répétés de ces dernières décennies. « La légalisation ne résout pas tous les problèmes, mais elle atténue les risques sociaux et sanitaires, et la délinquance associée à l’usage », défend-il.

Mediapart : Bruno Retailleau prône une politique toujours plus ferme à l’égard des stupéfiants. Ce discours a-t-il la moindre originalité ?

Yann Bisiou : Non. Il développe un discours ancien, à la fois idéologique et répressif. En France, on n’évalue jamais la politique menée : on constate son échec et on dit qu’il faut continuer. Et cela dure depuis cinquante-quatre ans. Le 31 décembre 1970, la prohibition de l’usage des stupéfiants a en effet été inscrite dans la loi. Cela faisait suite à plusieurs faits divers médiatisés, notamment une overdose à l’héroïne à Saint-Tropez en 1969.

C’est ce texte qui a fondé la politique française prohibitionniste, même si on peut faire remonter plus loin ses origines. À partir de 1916, notamment, l’usage des drogues a été interdit « en société ». De l’opium était proposé aux soldats dans les maisons de tolérance, et des parlementaires s’en étaient émus. Ce qui est ironique, c’est que, à la même époque, les douanes françaises, la police et la gendarmerie vendaient officiellement du cannabis et des drogues dans les colonies de l’empire…

Que pensez-vous de sa proposition phare d’augmenter l’amende forfaitaire délictuelle, à l’égard des consommateurs ?

Il recycle une proposition de loi des sénateurs Les Républicains, stupide et dangereuse d’un point de vue de la santé publique. Le vrai bilan des amendes, qu’il souhaite faire passer à 1 000 euros, c’est que deux tiers ne sont pas payées. On paie ainsi un paquet d’heures de travail inutiles, des centaines de milliers !

Comme les policiers ne peuvent pas faire payer d’amende à des mineurs, ils préfèrent ne pas les interpeller : je ne vais pas m’en plaindre, mais ce qui me pose davantage problème, c’est qu’on ne s’occupe plus d’eux tout court. En revanche, cette mesure a des effets discriminatoires, car l’amende vise prioritairement les jeunes hommes de banlieue qui consomment du cannabis, quand d’autres consommateurs sont laissés bien plus tranquilles.

Quels sont les critères pour dire que la politique actuelle est un échec ?

Le niveau massif de consommation de stupéfiants en France, qui pose un problème de santé publique, aussi bien qu’un problème de violence associée aux trafics, avec la constitution de groupes mafieux.

D’après l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives, 3 % de la population adulte (les 18-64 ans) consomme des stupéfiants au quotidien, et 11 % occasionnellement. Ce sont des chiffres considérables, et cette consommation est très ciblée sur un produit : le cannabis. Il est l’objet de 80 % des interpellations. Dans d’autres pays, en Europe du Nord notamment, on observe une diversité plus grande des consommations, avec une proportion supérieure de l’ecstasy et de ce qu’on appelle les nouvelles substances psychoactives.

En ce qui concerne la violence, je tiens cependant à dire que le rapport du Sénat, exploité par Bruno Retailleau, pose un diagnostic contestable. On est incapable de prouver scientifiquement qu’il y a plus de gamins impliqués dans le trafic qu’auparavant, et il est carrément faux d’affirmer qu’il y aurait toujours plus de morts. Entre 1984 et 1986, on comptait une centaine de morts annuelles liées au trafic, c’était le double d’aujourd’hui.

Depuis les années 1980, des épisodes d’ultraviolence surviennent dans des villes malheureusement connues pour cela, avec des guerres de territoires qui reviennent de manière récurrente. Un mort dans un règlement de comptes, c’est toujours trop, je suis révulsé quand un gamin meurt d’une balle perdue ou simplement parce qu’il était dealer. Mais ce n’est pas un phénomène radicalement nouveau : cela fait d’ailleurs longtemps qu’il a justifié l’adoption de nouvelles lois. En 2003 à l’Assemblée nationale, le ministre de la justice Dominique Perben tenait un discours similaire à celui de Bruno Retailleau aujourd’hui.

Ces vingt dernières années, la politique des drogues a été largement co-définie par les syndicats policiers.

Pourquoi y a-t-il un tel blocage, au plus haut niveau politique, à l’exploration d’alternatives ?

Plusieurs facteurs se cumulent. D’abord, il est plus facile pour les responsables politiques de tenir un discours simpliste, selon lequel il faut interdire la drogue parce que c’est mauvais. C’est un marqueur facile d’autorité, qu’ont utilisé tous les ministres de l’intérieur sous Emmanuel Macron, des ministres sous la droite avant eux, et même Pierre Joxe et Gaston Defferre après l’arrivée au pouvoir des socialistes dans les années 1980.

Ensuite, jusqu’à une période récente, il faut admettre que l’on n’avait pas de retours solides sur des législations différentes. Tous les arguments contre la prohibition étaient balayés sous ce prétexte, faute de données.

Enfin, il faut mentionner l’influence des forces de police elles-mêmes sur les gouvernants. Ces vingt dernières années, la politique des drogues a été largement co-définie par les syndicats policiers. Ils utilisent ce contentieux pour poser leurs demandes et leurs revendications. Les saisies de la drogue leur permettent de justifier et payer des logiciels de vidéosurveillance, tandis que les primes liées à la politique du chiffre sont appréciées. Enfin, la législation sur les stupéfiants est bien pratique pour faire du contrôle d’identité, qui cible de manière disproportionnée les jeunes de quartiers populaires.

Il n’y a pas une, mais plusieurs politiques alternatives. Comment les classez-vous ?

On peut distinguer quatre grands systèmes. Premièrement, vous avez la prohibition. C’est celui que nous connaissons, et qui connaît des versions « ultra » à l’étranger. Aux Philippines, par exemple, les meurtres extrajudiciaires sont autorisés au nom de la lutte contre la drogue, il en a résulté de milliers de morts. En Chine, une majorité des exécutions capitales est liée au trafic de stupéfiants.

Deuxièmement, vous avez le modèle dépénalisation. On tolère l’usage mais on ne prévoit rien pour fournir le produit, ce qui laisse persister le trafic. C’est ce qui se passe aux Pays-Bas.

Troisièmement, vous avez le modèle de la légalisation, qui consiste à organiser le commerce de la drogue et à assécher le trafic. Il se décline en fait en deux variantes. Dans la première, ultra-libérale, c’est un produit comme un autre, et des acteurs privés sont mis en concurrence pour le fournir. On voit cela dans certains États des États-Unis. Dans la seconde variante, sanitaire et sociale, c’est l’État qui vend et contrôle la production. C’est ce qui se passe au Québec ou en Uruguay, et qui a ma faveur.

La seule dépénalisation ne règle pas le problème du trafic, ce n’est donc pas cohérent.

Dans le débat public, les résultats de ces politiques sont parfois invoqués de manière contradictoire. Y a-t-il des conclusions solides sur leur efficacité en termes de santé publique et de sécurité ?

Oui. On sait que la seule dépénalisation ne règle pas le problème du trafic, ce n’est donc pas cohérent. Les Pays-Bas font d’ailleurs une expérimentation sur la légalisation. On observe que celle-ci assèche le trafic.

Il y a un exemple qui est parlant. Au Québec, la légalisation a réellement fonctionné à peu près au moment où Gérald Darmanin a pris ses fonctions de ministre de l’intérieur en 2020. Trois ans plus tard, au Québec, 70 % de l’approvisionnement en cannabis des consommateurs se faisait auprès du monopole d’État – 6,5 % par le trafic. En France, par définition, 100 % provenait du trafic.

On avait peur d’une augmentation globale des consommations mais on a observé une baisse de la consommation des jeunes, une stabilité des consommations problématiques, en contrepartie de plus d’expérimentateurs. Mais il faut dire que le Québec a mis en place une politique massive de prévention, avec un budget multiplié par dix, financé par l’argent de l’achat de cannabis.

Dans le reste du Canada, on observe que la consommation d’autres produits n’a pas augmenté. Le cannabis est même utilisé pour sortir des gens de la consommation d’opioïdes. On observe même que la consommation d’alcool a diminué, ce qui signifie qu’il peut y avoir une substitution entre des usages récréatifs : en gros, en soirée, des gens prennent un pétard plutôt que trois verres de whisky.

Après, il y a des gens poly-consommateurs de drogues et vous en aurez toujours. La légalisation ne résout pas tous les problèmes, mais elle atténue les risques sociaux et sanitaires, et la délinquance associée à l’usage diminue. C’est déjà considérable.

Fabien Escalona

Libertés publiques Analyse

Prohibition des drogues : l’isolement et l’aveuglement de la France

La France est l’un des derniers pays de l’Union européenne à n’avoir pas légalisé ou dépénalisé l’usage de stupéfiants. Pourtant, cette question reste totalement absente des options envisagées dans la lutte contre le narcotrafic.

C’est l’éléphant dans la pièce du débat en cours sur la lutte contre le trafic de drogue, le sujet tabou, écarté d’office, et sur lequel les ministres de la justice et de l’intérieur n’ont pas dit un mot en présentant, vendredi 8 novembre, les mesures de la future loi en la matière : l’isolement de la France face au mouvement mondial de dépénalisation et de légalisation des drogues.

On pourrait même parler d’aveuglement volontaire tant les responsables politiques successifs surenchérissent dans les déclarations outrancières visant à culpabiliser les usagers, notamment de cannabis. Lors du précédent gouvernement, le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti avait multiplié les invectives contre « les bobos qui fument du shit » et qui « ont du sang séché sur les mains ».

Dans le cadre de la préparation de la future loi de lutte contre le trafic de drogue, c’est le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, qui a d’emblée fermé la porte à tout assouplissement de la législation visant les consommateurs qui risquent en théorie, selon l’article L3421-1 du Code de la santé publique, un an de prison et 3 750 euros d’amende. Une peine rarement appliquée surtout depuis la possibilité, introduite en 2020, de la transformer en une amende forfaitaire délictuelle de 200 euros.

« Un joint a un goût de sang », affirmait mardi 15 octobre Bruno Retailleau. « Si vous achetez un joint, un rail de coke, vous êtes complices », accusait encore le ministre de l’intérieur en marge de son déplacement à Marseille du vendredi 8 novembre.

Un discours en total décalage avec la situation mondiale. Aux États-Unis, le pays ayant longtemps imposé au monde sa « guerre contre la drogue », le cannabis a été légalisé ou dépénalisé dans vingt-quatre États. Et le nouveau président élu Donald Trump est lui-même favorable à la légalisation et a voté « oui » à un référendum sur le sujet en Floride.

En Europe, trois pays ont légalisé le cannabis, dont l’Allemagne au mois d’avril, et dix-huit l’ont dépénalisé à divers degrés. Seuls les pays de l’Est, la Norvège, l’Irlande et la France résistent encore à ce mouvement mondial.

Un décalage qui n’est pas tenable.

Renaud Colson

Le maintien de la prohibition, alors que l’ensemble de nos voisins ont déjà légalisé ou dépénalisé certains produits, semble intenable sur le long terme. « Il y a quelque chose d’assez surréaliste dans cette manière de faire comme si de rien n’était, surtout depuis la légalisation en Allemagne », confirme Renaud Colson, juriste à Nantes Université spécialisé dans la politique des drogues et coauteur, notamment, de Faut-il légaliser le cannabis ? (avec Henri Bergeron, First, 2021).

« Par exemple, à Strasbourg, le tramway va jusqu’à la ville de Kehl, de l’autre côté de la frontière où l’on peut donc s’approvisionner en cannabis de manière tout à fait légale, poursuit le juriste. De ce fait, d’une station de tramway à l’autre, on passe d’un monde où quelque chose qui est tout à fait légal devient passible d’une peine de prison. C’est un décalage qui n’est pas tenable. »

Comment expliquer cette spécificité française ? « La consommation de psychotropes est un invariant de l’humanité », pose en introduction Zoë Dubus, historienne. Mais si l’on se limite à l’époque moderne et à l’Occident, c’est au XIXe siècle qu’il faut remonter pour expliquer le cadre actuel. « Il y a tout d’abord les effets de la colonisation, détaille Zoë Dubus. Les pays colonisateurs ont envoyé des expéditions partout dans le monde, avec des médecins qui ont ramené des produits tels que le tabac, la coca, l’opium. On redécouvre aussi certains produits qui avaient disparu, comme le cannabis. »

« De plus, à cette époque, les élites, intellectuelles mais aussi médicales, ont pris de la distance avec les préceptes de l’Église qui considérait que modifier son esprit était contraire à la volonté de Dieu et donc en soi diabolique », ajoute Zoë Dubus. « Il y a également les progrès de la chimie qui permettent de développer certains psychotropes. »

« À ce moment-là, il n’y a pas du tout de condamnation morale et ces usages sont totalement intégrés à la société, précise l’historienne. Les médecins recommandent même ces substances qui sont vues comme positives avec un aspect thérapeutique. »

La naissance de la prohibition et du marché noir

« La rupture intervient à la fin du XIXe siècle, reprend-elle. Tout d’abord, le corps médical veut créer un monopole sur certaines substances, notamment les substances antalgiques, pour que seuls les médecins aient le droit de prescrire et de vendre ces substances. Ensuite, à la même période, il y a la première description du phénomène d’addiction liée à l’usage de morphine. À partir de ce moment, les médecins ne font plus la distinction entre usage et abus. Ces deux phénomènes ont créé une peur de certaines substances psychotropes. »

C’est dans ce contexte qu’est votée la loi du 12 juillet 1916, la première loi traitant de l’usage de « stupéfiants » dont elle interdit l’usage « en société », une mesure visant à interdire les fumeries d’opium. « Ce qui est interdit, c’est l’usage en public, précise Zoë Dubus. Il est possible de consommer chez soi, mais il n’est possible d’en acheter que sur prescription d’un médecin et uniquement en pharmacie. »

Et avec la prohibition naît le trafic illégal. « Ce système va créer tout le marché noir et c’est la morphine, la cocaïne, l’opium, le cannabis et l’héroïne qui sont visés », complète Zoë Dubus. Déjà, les aspects subjectifs et culturels de la prohibition apparaissent. « L’éther, par exemple, n’était pas visé, alors qu’il était très consommé et produit en France. De même dans l’industrie de l’alcool, on a visé spécifiquement l’absinthe en raison de discours médicaux détachant ce produit de l’alcool. Ce qui a permis de ne pas toucher aux alcools vus comme hygiéniques comme le vin, le cidre et la bière. »

Divers lois, décrets et règlements vont venir par la suite compléter, toujours dans le sens de la répression, la législation française. Mais la seconde grande loi, celle qui gouverne encore la politique de lutte contre la drogue, c’est celle du 31 décembre 1970 « relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie ».

« Cette fois est interdit tout usage des substances qui sont classées stupéfiants », résume Zoë Dubus. « Ce texte est un retour de bâton après Mai-68, mais également une réaction à une augmentation des décès liés à l’héroïne durant ces années », précise-t-elle. Officiellement, la loi de 1970 différencie l’usager, considéré comme un malade et devant faire l’objet de mesures sanitaires, et le trafiquant, considéré comme un délinquant. L’usage est ainsi sanctionné dans le Code de la santé publique tandis que le transport, la détention et la vente sont punis par le Code pénal.

« La prohibition des drogues en France est très répressive à l’égard des producteurs et des trafiquants, et paternaliste à l’égard des usagers », résume Renaud Colson. « La punition des usagers est, en théorie, envisagée uniquement s’ils ne veulent pas se soigner. Mais, dans la réalité, une grande majorité ne souhaitent pas se soigner. Ceux ayant un usage problématique ne veulent pas toujours rentrer dans une logique d’abstinence. Et les usagers non problématiques sont non dépendants et considèrent qu’ils n’ont pas besoin d’entrer dans une logique de traitement. »

« C’est ce qui fait que le traitement pénal qui avait été à l’origine pensé comme subsidiaire, et réservé aux usagers qui résistaient au traitement médical, s’est imposé comme la réponse naturelle », poursuit Renaud Colson.

Nous ne voulons pas le voir et nous penser comme tel, mais nous sommes un pays conservateur.

Zoë Dubus

Cela fait plusieurs décennies que la politique française a fait la preuve de son inefficacité à enrayer à la fois le trafic et la consommation de stupéfiants, et que des voix s’élèvent pour demander une réforme de la loi de 1970. Même le très sécuritaire ministre de l’intérieur Charles Pasqua se déclarait favorable, en 1993, à ouvrir le débat de la dépénalisation. Deux ans plus tard, la commission Henrion, mise en place par la ministre de la santé du gouvernement d’Édouard Balladur, Simone Veil, plaidait elle aussi pour une dépénalisation du cannabis.

Depuis les rapports et les appels à dépénaliser ou à légaliser le cannabis ou d’autres drogues s’empilent sans réaction des pouvoirs publics. Au mois de janvier 2023 encore, le Conseil économique social et environnemental (Cese) plaidait pour « une légalisation encadrée ».

Un aveuglement qui, avec les années et le nombre croissant de personnes ayant déjà expérimenté l’usage de drogue, interroge sur la capacité de la France à évoluer. « Nous ne voulons pas le voir et nous penser comme tel, mais nous sommes un pays conservateur, avance Zoë Dubus. Et sur l’ensemble des sujets de société, pas seulement les psychotropes. Ce fut le cas sur le droit de vote des femmes ou les droits LGBT. »

« Depuis la fin du XIXe siècle, il y a un discours moral qui s’est développé sur certains psychotropes imposant l’idée que ceux-ci rendraient les gens fainéants et nuisibles pour la société, poursuit l’historienne. Ce qui n’a d’ailleurs jamais été confirmé par des médecins. Au contraire, on observe que certaines substances étaient utilisées pour continuer à travailler, par exemple en soignant des douleurs. »

Les origines coloniales de la prohibition du cannabis

« Pour le cannabis, le racisme joue en outre un rôle important, ajoute-t-elle. Dans les années 1930, aux États-Unis, le cannabis est présenté comme une substance rendant les Noirs américains fous, violents. En France, dès le XIXe siècle, c’est une substance qui est fumée à l’origine par les populations d’Afrique du Nord, donc les populations colonisées à l’époque. Celles-ci doivent être civilisées et cela passe par les empêcher de consommer du cannabis qui, là encore, est décrit comme une substance pouvant les rendre fous et violents envers les colons. »

« Durant la première moitié du XXe siècle, le cannabis disparaît des médias, poursuit Zoë Dubus. Il ne revient que dans les années 1960, lorsqu’il se répand dans la jeunesse française, les babyboomers, rapporté d’Afrique du Nord par les populations venues reconstruire la France. Et là, tout à coup, la société est prise d’une panique morale : cette fois, ce n’est plus seulement des populations jugées inférieures qui consomment un produit supposé les rendre fainéants. Il y a une transmission, une contamination de ce que l’on considère alors comme "nos bons jeunes français, blancs", des classes sociales les plus élevées qui se mettent à consommer du cannabis. »

« Ce racisme demeure aujourd’hui, puisque ce sont les populations des banlieues qui sont liées au cannabis dans le discours politique et médiatique et ce sont elles qui sont principalement visées par les politiques de lutte contre les stupéfiants », ajoute Zoë Dubus.

Renaud Colson pointe de son côté une certaine hypocrisie. « Notre économie coloniale a prospéré grâce à ses drogues. La France a organisé et contrôlé le commerce du cannabis au Maroc sous protectorat français avec une Régie des tabacs et du kif. Cet héritage colonial fait que le cannabis a conservé, chez certains, une image raciste de “drogue de Maghrébin”. On peut néanmoins douter que l’usage de cannabis soit aujourd’hui plus prévalant chez les Français d’origine nord-africaine que chez les Français non racisés. »

Le juriste pointe également d’autres causes possibles à cet aveuglement français. « Il y a des intérêts que je qualifierais d’idéologiques, complète Renaud Colson. Dans ce monde où nous avons l’impression que nous avons de moins en moins de choses à partager, la création d’un ennemi commun, comme le trafiquant de drogue, ça permet de faire un peu société. De l’extrême gauche à l’extrême droite, en passant par l’extrême centre, tous peuvent s’unir contre. »

La dépénalisation ne suffit pas à stopper le développement du marché noir.

Renaud Colson

La légalisation ne résoudrait pourtant pas tous les problèmes. Il n’est pas certain notamment qu’elle mettrait un terme au marché noir. « Ça dépend des formes de réglementation, détaille Renaud Colson. L’expérience canadienne laisse entendre que, en quelques années, la part du marché noir dans la consommation des Canadiens a été considérablement réduite. À l’inverse, il existe des régimes de légalisation très rigoureux où la part du marché noir reste importante. C’est le cas par exemple en Uruguay, où les autorités exigent des consommateurs qu’ils s’enregistrent et où beaucoup de gens préfèrent rester dans l’économie informelle. »

« Ce qui est certain, c’est que la dépénalisation ne suffit pas à stopper le développement du marché noir, insiste le juriste. Si on maintient la production et la distribution dans l’illégalité, alors il se développe une économie informelle propice au développement mafieux et à la violence C’est pour cela que la Hollande, qui a dépénalisé il y a plusieurs décennies, est obligée d’aller plus loin et de se lancer aujourd’hui dans la légalisation. »

« Il faut également faire attention à la manière dont on nomme les choses, pointe encore Renaud Colson. Le marché noir, c’est à la fois des réseaux tentaculaires mafieux et des petites fourmis qui font pousser dans leurs jardins pour eux et leurs amis. Est-ce qu’on parle d’économie criminelle ou d’économie informelle ? Ça a des conséquences sur la manière dont on conçoit les choses. »

De même, la légalisation ne résoudrait pas le problème de la toxicomanie et des dépendances. « On peut souhaiter la disparition de stupéfiants. Moi-même, en tant que père de famille, j’en serais ravi, reconnaît Renaud Colson. Mais malheureusement, ça ne va pas marcher comme ça… Les usages problématiques de drogue n’ont pas vocation à disparaître, y compris dans le cadre d’une légalisation bien pensée. Ils sont le symptôme de troubles plus profonds dans nos sociétés. Et l’enjeu est d’y répondre de la manière la moins bête possible et en limitant le plus possible les effets pervers. »

Et cette légalisation doit pouvoir s’appliquer non seulement au cannabis, mais également à d’autres psychotropes dès lors que leur dangerosité peut être réduite par une réglementation adaptée. « Il faut un régime juridique approprié pour chaque substance, plaide Renaud Colson. Rappelons par exemple que les Suisses ont légalisé l’héroïne, mais dans un cadre extrêmement rigoureux obligeant à passer par une prescription médicale dans un cadre hospitalier. Chaque régime juridique doit être pensé à l’aune de la substance mais aussi à l’aune de la société dans lequel il s’inscrit. »

Consommer des psychotropes, une liberté fondamentale ?

Si les politiques restent sourds aux arguments de la légalisation, une autre voie reste possible : celle des tribunaux. Nicolas Hachet est ainsi un avocat militant pour la dépénalisation et qui, depuis quatre années, s’est spécialisé dans la défense d’usagers et d’autoproducteurs de cannabis.

C’est peu avant l’épidémie de covid que cet avocat bordelais a défendu sa première affaire liée au cannabis, un client poursuivi pour une vingtaine de pieds de cannabis dans sa cave. « J’ai mis mon confinement à profit et j’ai commencé à bosser sur le sujet, se souvient-il. Je suis tombé sur un article de presse de 2015 qui parlait de la dépénalisation judiciaire au Mexique où la Cour suprême avait décidé de dépénaliser le cannabis au nom de la théorie des droits de l’homme. Et puis je me suis aperçu que ça avait été le cas en Allemagne depuis 1994, mais également, la même année, en Colombie où là c’est également la possession de LSD et de cocaïne qui avait été dépénalisée par la Cour constitutionnelle. »

« Depuis, des décisions similaires ont été rendues en Afrique du Sud en 2018 et plus récemment au Brésil au mois de juin dernier, ajoute Me Hachet. À chaque fois, ce sont des cours suprêmes ou des cours constitutionnelles qui sont passées par-dessus le législateur. C’est devenu un combat et une passion parce que ça me permet de faire tout le tour du droit, de revoir toute la procédure pénale, toutes les peines, la Convention européenne des droits de l’homme, la déclaration des droits fondamentaux de l’Union européenne… »

« Le droit de l’homme défendu, ce n’est pas celui de fumer des joints, c’est celui de ne pas aller en garde à vue, de ne pas se prendre des perquisitions, de ne pas finir en prison, de ne pas se prendre des amendes », reconnaît-il.

« Je défends même le concept de liberté cognitive comme un nouveau droit qui ferait partie de la liberté individuelle à côté du droit de disposer de son corps et de sa personne, disposer aussi de son esprit, de son âme. Et donc, de l’altérer ou de l’améliorer ou en tout cas de le modifier volontairement avec des substances psychoactives ou psychotropes. Mais bon, ça, ce n’est pas vraiment entendable par les magistrats… », admet l’avocat.

Jérôme Hourdeaux

Voir en ligne : Le site Mediapart

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