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LE TEMPS : "Pour le professeur Carl Hart, « se droguer fait partie de la nature humaine »"

Pour le professeur Carl Hart, « se droguer fait partie de la nature humaine »

Se droguer est « ni bien ni mal », estime ce neuropsychologue de l’université new-yorkaise de Columbia, qui reconnaît consommer de l’héroïne. Rencontre avec cette figure atypique du monde académique qui envisage de s’installer à Genève
Professeur de neuropsychologie à l’Université Columbia, à New York, Carl Hart consomme des substances illicites depuis une trentaine d’années et milite pour leur libéralisation.

Par : Malka Gouzer - LE TEMPS

Lâche. C’est ainsi qu’il se décrit dans l’introduction de son dernier livre, Drug Use for Grown-Ups (Penguin, 2021). C’est que, voyez-vous, démontrer, science à l’appui, que nos lois antidrogues sont foncièrement injustes ne suffit pas toujours. Parfois, il convient d’incarner ses commentaires et d’avoir le courage de se dresser en exemple. Carl Hart est professeur de neuropsychologie à l’Université de Columbia, à New York. Il est marié, a quatre enfants, fait du sport tous les jours, écoute de la musique et voyage. Une personnification de la réussite.

Et pourtant, il se drogue. Cela fait plus de 30 ans que Carl Hart consomme des substances illicites en cachette. Et comme d’autres, il n’a pas osé dire. Il a opté pour la discrétion afin d’éviter les préjugés, les plus tenaces étant ceux liés à l’addiction et à la maladie mentale. Aujourd’hui, non seulement l’universitaire assume ouvertement ses consommations, mais il encourage les autres à faire de même. « J’espère, dit-il, que mes écrits et mes discours inspireront une désobéissance civile massive à l’égard de nos lois antidrogues, en particulier parmi les classes privilégiées. Se droguer pour le plaisir fait partie de nos droits fondamentaux. Je dirais même qu’il s’agit d’un acte que le gouvernement se doit de garantir. »

Science politiquement motivée

Carl Hart, 55 ans, est le premier professeur de couleur à avoir obtenu, en 2009, une chaire dans le département des sciences de l’Université de Columbia. Issu d’un des quartiers les plus malfamés de Miami (Miami Gardens), il a grandi dans un environnement où la police, les drogues, les armes et l’incarcération faisaient partie du quotidien. Ballotté d’une maison à l’autre, élevé par une mère célibataire, il est le seul d’une fratrie de sept à poursuivre un cursus académique.

« A 17 ans, je me suis engagé dans la US Air Force et comme j’étais convaincu que j’allais me faire virer – il m’arrivait, entre autres, de fumer des joints –, j’ai décidé de prendre mes études au sérieux afin de pouvoir retomber sur mes pieds. » Les choix étant limités, le jeune homme opte pour la psychologie, pensant qu’en étudiant le cerveau humain, il apprendrait « à manipuler les gens ». « Ce que j’étais naïf à l’époque ! », reconnaît-il en riant. La psychologie le mène à la pharmacologie et à l’étude des substances psychoactives sur le cerveau. « C’est en me familiarisant avec l’histoire et la politique des drogues que j’ai compris que nos lois sur les drogues n’avaient strictement rien à voir avec la science et la pharmacologie. Elles sont exclusivement politiques, intrinsèquement racistes et continuent d’être froidement appliquées à ce jour. »

Puritanisme aux relents racistes

Carl Hart a grandi comme nous tous dans la croyance que la drogue, « c’est mal ». Que la drogue tue, rend fou et agressif et qu’elle est un fléau qu’il faut éradiquer. Cette croyance est pourtant, il faut en convenir, récente. La honte que nous éprouvons à consommer certaines substances, ainsi que le terme même de toxicomanie, remonte à la fin du XIXe siècle. On pourrait y déceler une nouvelle forme de puritanisme, qu’on peine à démanteler, justement parce qu’elle couvre des enjeux économiques et politiques. La guerre menée depuis les années 1970 contre les drogues est à l’origine de conflits armés, de trafics humains, d’esclavage sexuel et des pires atrocités de ce monde, pourtant elle perdure.

Blâmer la drogue à cause de l’addiction est tout aussi absurde que de blâmer la nourriture à cause des addictions alimentaires

« La guerre contre les drogues est une guerre contre nous », affirme Carl Hart, qui reste fidèle à ses origines afro-américaines. « Le paradis se définit par ceux qui n’y sont pas. Les hommes se droguent depuis la nuit des temps, mais comme nous ne faisons pas confiance aux pauvres et que nous nous méfions de leur liberté, nous utilisons certaines drogues pour les contrôler. Ce contrôle alimente par ailleurs grassement une série de gens, dont la police, les médias, l’économie carcérale, l’addictologie, les centres de désintoxications et ainsi de suite. »

Hystérie sur l’addiction

Sur le campus de Columbia, le professeur se balade avec un bonnet rasta et de longues dreadlocks. Une démarche souple qui jure avec le cliché du scientifique à lunettes et au dos courbé. « La drogue, c’est comme le sexe, dit-il. Ce n’est ni bien ni mal, ça fait juste partie de la nature humaine. L’important c’est de savoir s’y prendre pour ne pas faire de tort à autrui. » Il s’arrête un instant et ajoute : « 30 millions d’Américains se droguent régulièrement et de façon responsable. Blâmer la drogue à cause de l’addiction est tout aussi absurde que de blâmer la nourriture à cause des addictions alimentaires. Il faut bien comprendre que ce n’est pas la drogue qui engendre l’addiction, mais les facteurs socioculturels et environnementaux. Or, ces derniers sont systématiquement relégués au second plan. »

Militant pour la libéralisation régulée de tous les stupéfiants, Hart ne différencie pas les drogues douces des drogues dures. L’œnophile qui déguste un verre de vin s’adonnerait selon lui aux mêmes plaisirs que le consommateur récréatif d’héroïne. Sur l’engouement que suscite actuellement le retour des drogues psychédéliques, il se montre partiellement déçu. « Les défenseurs des psychédéliques ne semblent pas comprendre qu’ils militent pour les mêmes libertés que les consommateurs d’héroïne et de cocaïne. A savoir, le droit de mener leur vie comme bon leur semble. »

Des enfants sous crystal meth ?

Dans son livre Drug Use for Grown-Ups, le spécialiste en neuropsychologie revient sur des études randomisées et en double aveugle qu’il a menées sur le crack, la cocaïne et les amphétamines. Il démontre que d’un point de vue pharmacologique, le crack et la cocaïne génèrent des effets comparables sur le cerveau. Crack et coke sont essentiellement la même drogue, si ce n’est que la première, perçue à tort comme une « drogue de Noirs », engendre des peines pouvant être jusqu’à 100 fois plus lourdes que celles liées à la cocaïne, substance plus onéreuse et considérée comme l’apanage des cols blancs.

Pour ce qui est de la méthamphétamine (crystal meth) et des amphétamines, Carl Hart dresse un constat identique. Les amphétamines prescrites en Suisse, le plus souvent sous forme de méthylphenidate (Ritaline) à des enfants dès l’âge de 6 ans, et la méthamphétamine (crystal meth), dont les consommateurs sont dépeints dans les médias comme des êtres à la dérive, sans dents, ni toit, ni âme, sont en réalité la même drogue. « Je ne dis pas que les enfants consomment du crystal meth. Je dis simplement que les consommateurs de crystal meth font exactement la même chose que ceux qui consomment des amphétamines prescrites. »

La crise des opioïdes

« Ma consommation d’héroïne est aussi rationnelle que ma consommation d’alcool », affirme Hart dans Drug Use for Grown-Ups. « Comme les vacances, le sexe et les arts, l’héroïne m’aide à maintenir un équilibre entre ma vie et mon travail ». Depuis qu’il est sorti du placard, certains journalistes le surnomment « professeur héroïnomane », une étiquette qu’il est préférable de ne pas mentionner en sa présence. « Le fait que vous soupçonniez que je sois défoncé lors de cet entretien, et de plus sur mon lieu de travail, prouve que vous n’avez toujours pas compris mes idées. »

De l’incompréhension à la désapprobation, il n’y a qu’un pas. Car on s’en doute, les prises de positions iconoclastes de Carl Hart ne lui valent pas que des compliments. Surtout au pays de la crise des opioïdes qui, depuis 1999, aurait coûté la vie à un demi-million de personnes. L’universitaire soutient qu’« il est extrêmement difficile de mourir d’une overdose d’héroïne ». Et d’ajouter, « les médias et les politiques parlent d’overdose par opioïdes alors que, dans la majeure partie des cas, ce ne sont pas les opioïdes qui tuent, mais les substances avec lesquelles elles sont coupées ou mélangées. Celles-ci ne sont hélas que rarement prises en considération. Le Percocet, par exemple, est un opioïde vendu en combinaison avec du paracétamol, or ce dernier, nous le savons, favorise l’insuffisance hépatique (déficience du foie). »

Carl Hart compare par ailleurs les victimes de la crise des opioïdes à celles de la prohibition : « Les alcools de contrebande, souvent contaminés, provoquaient des maux et des morts. Ces risques ont disparu dès la levée de la prohibition. »

Cap sur Genève

Grand admirateur de Ruth Dreifuss, visitant régulièrement Genève, y compris lors de ses retraites d’écriture, l’Américain caresse l’idée de s’y installer pour de bon. « C’est la première fois que j’en parle ouvertement », dit-il avec une once de timidité. « Actuellement, je loue un appartement dans le quartier des Bastions, vous connaissez ? C’est à proximité de la Vieille-Ville. » Lorsqu’on lui demande ce qui l’attire à Genève, il affirme aimer cette ville « parce qu’elle est ennuyeuse. C’est aussi une ville où les gens sont relativement bien traités et par conséquent aptes à mieux traiter leurs prochains. »

Activiste, parcourant le monde pour diffuser son savoir, notamment dans les favelas au Brésil, Carl Hart rêve d’une vie paisible. « La Suisse est un pays plus ou moins normal dans lequel je peux me mouvoir incognito. Enfin, presque. Comme je suis noir, je ne me fonderai jamais complètement dans la masse. » Quand on lui fait remarquer que dans le débat actuel sur la diversité des élites, sa couleur de peau pourrait lui ouvrir quelques portes, il s’esclaffe. « C’est la meilleure ! Regardez autour de vous. Ce campus se trouve au cœur de Harlem. Vous en voyez beaucoup des Noirs, vous ? Bon, alors. » Ce n’est pas non plus le ski, la voile ou le tennis qui attire Carl Hart à Genève. « Je n’ai pas besoin d’activités extérieures pour m’amuser. Pour cela, j’ai les substances psychoactives. D’ailleurs, auriez-vous de bonnes adresses à Genève dans ce domaine ? »

NdlR : Le Pr Carl Hart était l’invité des EGUS #12 organisé par ASUD (avec le soutien d’Oppelia) :

Partie 1 -

Partie 2 :

Voir en ligne : Pour lire l’article originale sur le site LETEMPS.CH

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