Cannabinoïdes, nature et synthèse : proposition sémantique et commentaire politique
I. Introduction
Le 21 décembre 2023, le Parisien rapportait la soirée d’horreur d’un groupe d’amis sous l’emprise, supposément involontaire, de bonbons à base de THC (tétrahydrocannabinol) et de H4CBD (tétrahydrocannabidiol) [1] . A l’occasion de cette mésaventure, survenant 6 mois après l’interdiction du HHC (hexahydrocannabinol) [2], la presse a largement disserté sur les « cannabinoïdes de synthèse » et leur dangerosité, avec parfois des raccourcis occasionnellement grossiers.
Cet article a pour objectif d’apporter des précisions sémantiques, de partager l’avis de l’auteur sur l’affaire et d’inviter les politiques à en tirer les bonnes conclusions.
II. Cannabinoïdes : nature, synthèse et confusions
Nombreux sont les articles ou commentaires qui évoquent les « cannabinoïdes de synthèse ». Mais que désigne ce concept ? Cela veut-il dire que les substances en question ont été obtenues par synthèse chimique ou qu’elles n’existent pas à l’état naturel ? Qu’est-ce qu’un cannabinoïde ?
La première définition du terme « cannabinoïde » a été proposée par Mechoulam & Gaoni en 1967 : « Nous proposons le terme cannabinoïde pour le groupe des composés en C21 typiques de et présents dans [l’espèce] Cannabis sativa, ainsi que leur analogues et produits de transformation » [3].
Quelques années plus tard, Mechoulam affinera cette définition en l’élargissant aux formes acides et précisera que ces composés appartiennent à la classe des terpénophénols [4]. On comprend alors que la définition de l’époque est botanico-structurale : les cannabinoïdes sont des terpénophénols issus du cannabis et possédant un squelette à 21 atomes de carbone.
Cette définition, que l’on retrouve encore parfois, pleine ou partielle, dans des publications récentes (par exemple dans [5] ou [6]), est pourtant devenue insatisfaisante au regard des connaissances actuelles. En effet, de nombreuses molécules considérées comme des cannabinoïdes ne répondent pas aux critères susmentionnés.
À titre d’illustration, on peut citer la série moléculaire des « varines » (tétrahydrocannabivarine THCV, cannabidivarine CBDV, etc.), qui présente une structure comprenant 19 atomes de carbone, et non 21. Le critère C21 tombe.
Par ailleurs, certains cannabinoïdes ont été identifiés dans des plantes n’appartenant pas au genre Cannabis. Par exemple, dans certaines espèces appartenant aux genres Rhododendron, Helichrysum, Glycyrrhiza ou Radula [7]. Le critère botanique tombe donc également.
D’autre part, les années 1990 ont accouché de la découverte d’un système majeur de neurotransmission, appelé système endocannabinoïde (ECS), comprenant entre autres (mais pas uniquement) les récepteurs CB1 [8] et CB2 [9], ainsi que leurs ligands endogènes, l’anandamide (ou AEA pour N-arachidonyléthanolamide) [10] et le 2-AG (2-arachidonylglycérol) [11]. Ces composés, depuis nommés [12], n’ont pourtant aucune proximité structurale avec les terpénophénols. L’AEA et le 2-AG sont respectivement un amide et un ester d’acides gras, en l’occurrence l’acide arachidonique. L’écart structural est tel qu’il nous semble déraisonnable de les considérer comme des analogues, au sens de Mechoulam & Gaoni.
Sauf à considérer que les « endocannabinoïdes » ne sont pas des cannabinoïdes, (il faudrait alors les rebaptiser autrement), on ne peut que rejeter complètement le critère terpénophénolique.
Ainsi, la définition du concept de cannabinoïde ne peut pas reposer sur des critères botaniques ou structuraux. Mais alors, comment les définir ? Qu’est ce qui rapproche toutes ces molécules ? Leur action sur le système endocannabinoïde. Une définition pharmacologique des cannabinoïde permet de s’affranchir du problème posé par les approches botaniques ou structurales. Elle présente néanmoins le léger inconvénient d’être autoréférentielle : le système endocannabinoïde est défini comme la cible biologiques des cannabinoïdes, eux-mêmes se définissant comme des molécules agissant sur l’ECS (Fig. 1). Néanmoins, nous considérons que malgré cela, une définition pharmacologique des cannabinoïdes reste moins contraignante qu’une définition botanique et/ou structurale.
Fig. 1 : caractère autoréférentiel de la définition pharmacologique des cannabinoïdes (Condé, 2023, non publié)
On peut alors définir trois sous-classes :
Les phytocannabinoïdes, naturellement produit par le règne végétal ;
Les endocannabinoïdes, naturellement produits dans le règne animal ;
Les molécules n’appartenant pas aux deux autres, que de nombreux auteurs nomment « cannabinoïdes de synthèse », appellation que nous invitons à ne pas utiliser.
Pourquoi ? Parce que les notions de nature/synthèse introduisent une confusion entre l’existence d’un produit à l’état naturel et son mode d’obtention effectif. Prenons l’exemple du THC : il existe à l’état naturel au sein de la plante Cannabis sativa L., c’est donc un phytocannabinoïde. Mais il peut également être synthétisé en laboratoire, hypothèse sous laquelle on obtiendrait alors un « phytocannabinoïde de synthèse ». Autre exemple, le HHC qui a défrayé la chronique en 2023. Cette molécule était produite par hémisynthèse à partir de CBD. Du point de vue de son mode d’obtention, c’était donc bien un cannabinoïde de synthèse. Sauf que le HHC existe à l’état naturel [7], il s’agit donc bien d’un phytocannabinoïde, bien que généralement synthétisé car trop peu rentable à extraire. Ces deux exemples suffisent à montrer les confusions engendrées par une nomenclature ambigüe. C’est pourquoi, conformément à la proposition faite par Riboulet-Zemouli [13], nous vous invitons à préférer le terme « néocannabinoïde », à comprendre au sens « cannabinoïde n’existant pas à l’état naturel » (Fig. 2).
Fig. 2 : Évolution du concept de cannabinoïde depuis la proposition initiale (Condé, 2023, non publié) incluant les références [3, 12, [14], [15] ]
III. Essentialisation de la nature et de la synthèse
Depuis plusieurs années, le courant des « médecines douces » a vu sa popularité exploser. Les causes ne nous intéressent pas ici, mais une des conséquences est que de nombreux fabricants se positionnent sur ce créneau et développent à cette fin un argumentaire marketing très centré sur la naturalité.
En martelant que leurs produits sont « naturels », ils sous-entendent que cette caractéristique les rendrait meilleurs (au sens moins dangereux) que des substances dites « chimiques », qui elles seraient fondamentalement toxiques. Ce qui constitue une absurdité évidente, flirtant à demi-mots avec des doctrines vitalistes dépassées. À une dose donnée, soit une molécule est toxique, soit elle ne l’est pas. Peu importe qu’elle sorte d’une fleur ou d’une éprouvette. La morphine extraite du pavot a-t-elle une activité pharmacologique différente que celle de la morphine synthétique ? Si la stéréoisomérie est respectée, non. Idem pour le THC, les cannabinoïdes, ou n’importe quelle autre molécule de façon générale.
Penser, ou faire croire, qu’une molécule naturelle est saine par essence, avec le corollaire que les molécules « chimiques » ne le sont pas, est au mieux une erreur, au pire un mensonge. Et, dans les deux cas, une croyance absolument infondée, contre laquelle il nous semble urgemment capital de lutter.
Notons immédiatement que nous avons écrit l’adjectif chimique entre guillemets car nous estimons que ce terme est employé de façon complètement dévoyée aujourd’hui. La chimie est l’étude de la matière et de ses transformations. Étant philosophiquement rattaché au courant dit « moniste matérialiste », l’auteur ne reconnait que la matière pour unique substance. Ainsi, les pires molécules de synthèse, aussi bien que celles naturelles qui nous sont indispensables (eau, dioxygène, protides, lipides, glucides, vitamines, etc.) sont considérées de nature matérielle, et entrent donc dans le champs de compétence des chimistes. Autrement dit, « tout est chimique ». Nous récusons donc, dans ce cadre, l’emploi du terme « chimique » en opposition au terme « naturel », dont un meilleur antonyme serait « synthétique » ou « artificiel ».
Mentionnons aussi, pour mémoire, que la nature nous offre de nombreux exemples de composés issus de champignons, plantes, animaux ou minéraux légitimement considérés comme toxiques ou, a minima, très délicats d’emploi : amanite phalloïde (alpha-amanitine), digitale (digitoxine), ricin (ricine), solanacées vireuses (atropine, hyosciamine, scopolamine), poisson-globe (tétrodotoxine), grenouille phyllobate (batrachotoxine), Escherichia coli O157:H7, plomb, mercure, etc. On rappellera également que le pétrole est un composé parfaitement naturel issu de la transformation, sur des millions d’années, de résidus d’organismes vivants.
Les contre-exemples proposés ci-dessus suffisent à invalider la présomption d’innocuité des substances naturelles. À l’inverse, des molécules complètement synthétiques peuvent se révéler relativement sûres d’emploi. Citons par exemple le paracétamol, qui reste particulièrement bien toléré chez l’adulte sain, tant qu’il est administré à la bonne dose. Comme le disait Paracelse, père de la toxicologie : « tout est poison, rien n’est poison, seule la dose fait le poison », formule que certains auteurs contemporains pourraient éventuellement modérer, mais que nous garderons ici dans le cadre d’une approche généraliste.
Enfin, pour proposer un autre angle d’analyse, citons ici une réflexion du couple Shulgin, extraite de la seizième entrée (correspondant à la molécule 4-HO-DET) de leur célèbre ouvrage TIHKAL [16] (traduction personnelle, l’étude citée semble correspondre à la réf. [17]) :
« Des études fascinantes ont été réalisées en Allemagne, dans lesquelles le mycélium métaboliquement actif de certaines espèces de psilocybes a été alimenté en diéthyltryptamine. Normalement, ces espèces de champignons convertissent consciencieusement la N,N-diméthyltryptamine (DMT) en psilocine, en introduisant sur la molécule un groupe 4-hydroxyle, grâce à une chose que les biochimistes appelleraient probablement une “indole 4-hydroxylase”. Vous lui donnez de la DMT et vous obtenez de la 4-hydroxy-DMT, qui est la psilocine. Peut-être qu’en lui donnant Mickey Mouse on obtiendrait du 4-hydroxy-Mickey Mouse. C’est comme si le champignon ne se souciait pas vraiment du substrat sur lequel il travaille, se contentant de 4-hydroxyler toute tryptamine qu’on lui donne. Il a été observé que si vous lui donnez de la N,N-diéthyltryptamine (DET, une substance n’existant pas à l’état naturel) au cours de sa croissance, les enzymes bêtes et disciplinées l’hydroxylaient en 4-hydroxy-N,N-diéthyltryptamine (4-HO-DET), une drogue puissante également inconnue à l’état naturel […] Quel beau pavé dans la mare de la controverse naturel vs. synthétique. Si une plante (ici un mycélium fongique) est alimentée avec un composé synthétique, et que la plante le convertit, grâce à ses capacités naturelles, en un autre composé qui n’a jamais été rencontré dans la nature, ce composé est-il naturel ? Qu’est ce qui est naturel ? Voilà l’objet de discussions longues et inutiles »
NB : Pour être précis, ajoutons simplement que, de nos jours, les champignons ne sont plus considérés comme appartenant au règne des plantes (car hétérotrophes, à la différence de ces dernières). Mais cela ne change absolument rien au raisonnement d’Alexander & Ann Shulgin.
IV. Bonbons, cannabinoïdes et courage politique
La mésaventure du groupe d’amis intoxiqués aux « Yummy Gummies » H4CBD/THC a généré de nombreux commentaires plus ou moins pertinents, motivant la rédaction du présent article. Plusieurs questions se posent dans cette affaire, et nous allons tenter d’y répondre.
IV.1. Tout d’abord, qu’y avait-il vraiment dans ces bonbons ?
Difficile à dire. En consultant le certificat d’analyse (Fig. 3), on apprend que chaque gummy est censée contenir :
3 mg de CBD,
5,7 mg de CBG (cannabigérol),
3,4 mg de CBN (cannabinol),
0,73 mg de delta8-THC,
24,5 mg de delta9-THC,
24,6 mg de H4CBD (isomères R et S confondus).
Fig. 3 : certificat d’analyses (CoA) des Yummy Gummies H4CBD/THC (source : fabriquant)
Mais de cela nous ne sommes pas sûrs. Le produit provient du marché américain où des fraudes ont déjà été constatées [18]. Cependant, pour les besoins de notre article, supposons que la composition réelle est celle indiquée sur le certificat.
IV.2. Que sont les effets de ces gummies ?
Chaque gomme est censée contenir environ 25 mg de THC. Selon le profil de consommateur, cela peut constituer une dose assez faible ou très forte. Un gros consommateur chronique, particulièrement tolérant, pourrait ne pas la sentir, alors qu’un individu naïf au THC pourrait vivre une expérience d’une rare intensité (agréable ou non).
Chaque gomme contient également environ 25 mg de H4CBD. Quel est l’effet de ce néocannabinoïde ? Personne n’en sait rien. Les rares article qui s’y intéressent ne sont pas de nature clinique et les retours des usagers, bien que toujours intéressants d’un point de vue réduction des risques, ne permettent pas de tirer des conclusions générales.
D’où les hypothèses suivantes :
Soit le H4CBD est psychotrope (ce qui ne semble pas clairement établi) et son effet pourrait alors s’ajouter (addition), voire démultiplier (synergie), les effets du THC co-administré ;
Soit le H4CBD n’est pas psychotrope et n’interagit pas avec les autres molécules associées ;
Soit le H4CBD (qu’il soit psychotrope ou non) antagonise les effets des autres molécules co-administrées, notamment le THC.
Dans la première hypothèse, les bonbons auraient alors au moins les effets du THC (mais peut-être plus). Dans la seconde, éventuel effet d’entourage mis à part, l’effet des gummies serait équivalent à 25 mg de THC. Et dans la troisième hypothèse, les bonbons seraient moins forts que ce que pourraient laisser présager les 25 mg de THC associés.
Le problème c’est que personne n’en a la moindre idée...
À titre d’information, une publication de 2006 a estimé l’affinité du H4CBD pour le récepteur CB1 a environ 145 nM [19], alors que celle du THC pour le même récepteur serait de l’ordre de 10-25 nM [20], [21]. Le CBD lui serait un modulateur allostérique négatif du récepteur CB1 présentant un IC50 d’environ 0,3-1 μM [22]. Cependant, ces données ne permettent pas de tirer de conclusion sur la nature (qualitative ou quantitative) des effets provoqués par le H4CBD et sont fournies ici dans le seul but de proposer quelques références aux lecteurs curieux.
IV.3. Comment ont été vendues et consommées ces gummies ?
Les pratiques commerciales des CBD shops sont incroyablement hétérogènes. Certains semblent avoir à coeur d’accompagner leurs clients, d’autres semblent plus intéressés par le caractère lucratif.
Au cours de l’année 2023, nous avons pu constater qu’une même référence de gummies au THC pouvait être vendue sous différentes appellations chez différents distributeurs : une appellation acceptable (« gummies THC »), d’autres peu lisibles pour le consommateur non averti (« gummies CBD full spectrum », « gummies delta-9 »), voire carrément trompeuses (« gummies CBD », « gummies THCP »). Pour nous protéger d’une interprétation zélée de l’article L.3421-4 CSP, nous n’illustrerons pas ce constat.
La question qui se pose, et nous n’avons pas la réponse, est la suivante : la personne ayant acheté ces gummies psychotropes l’a-t-elle fait en connaissance de cause ? Savait-elle que les bonbons contenaient du THC ? Du H4CBD ? Lui a-t-on expliqué ? Lui a-t-on recommandé une dose particulière ? Les amis avec qui elle les a partagé avaient-ils les mêmes informations ? Combien de gummies ont-ils consommé ? À ce jour nous n’avons pas les réponses, mais il est probable que certaines d’entre elles seront apportées si le groupe d’ami confirme sa volonté de porter plainte.
IV.4. Pourquoi les médias se focalisent sur le H4CBD ?
En consultant la couverture presse de cette affaire, on note que beaucoup d’articles se focalisent sur le H4CBD, dont la psychoactivité n’est pas certaine. Cependant, elles contenaient aussi une bonne dose de THC, suffisante pour expliquer la mésaventure de nos malheureux convives. Par application du principe de parcimonie (ou rasoir d’Ockham), nous estimons que la moins complexe des hypothèses, à savoir celle imputant les effets rapportés au THC, doit être considérée en premier.
L’immédiateté de l’information imposée par les chaines d’info en continu et les réseaux sociaux incite les journaliste à sortir leur papiers rapidement, parfois sans avoir suffisamment creusé le sujet. Par ailleurs, révéler l’existence d’une nouvelle drogue est évidemment plus racoleur que de rapporter une énième intoxication à une substances déjà fortement médiatisée. Ainsi se présentent nos hypothèses de réponse à la question posée.
IV.5. Comment se fait-il qu’il y ait du THC à doses significatives dans des produits vendus (plus ou moins) légalement ?
Pour la simple raison que le cadre juridique a été mal pensé. Lorsque la France a été condamnée par l’Union Européenne à revoir son cadre juridique relatif au chanvre, l’arrêté de 1990 a été remplacé par celui du 30 décembre 2021, qui reprend le taux de 0,3% THC à la fois pour les fleurs brutes et les produits finis. Rien ne vous interdit de mettre 25 mg de THC dans votre bonbon si celui-ci pèse 9 grammes (9000 mg x 0,3 % = 27 mg). Les autorités ont oublié de définir une dose maximale par unité de prise, permettant la commercialisation de ces produits comestibles au THC (THC edibles). L’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA) a bien défini une dose maximale de 0,1 μg/kg (acute reference dose, ARfD) mais celle-ci ne s’applique que dans le champ de compétence de l’EFSA. Que se passe-t-il si le statut choisi pour commercialiser ces bonbons n’est pas celui de complément alimentaire ?
IV.6. Que vont faire le autorités ?
Notre hypothèse est que cette affaire va précipiter une décision qui était déjà attendue, à savoir la prise d’un nouvel arrêté fixant une quantité maximale de THC par unité de prise à hauteur de l’ARfD (réparant ainsi l’erreur de rédaction de 2021), et l’interdiction parallèle du H4CBD (permettant de sauver la face en laissant penser que le H4CBD était le problème principal de ces bonbons).
V. Renforcer l’arsenal prohibitionniste : l’obstination déraisonnable d’une politique inefficace ?
Le trafic illicite de stupéfiants et l’exploitation récurrente de vides juridiques pour commercialiser plus ou moins légalement des psychotropes témoignent de l’existence d’une demande en substances modifiant l’état de conscience. Cette demande n’a rien de nouveau et existe depuis les début de l’humanité [23], [24].
Il ne s’agit pas ici de dresser un historique exhaustif de l’usage de drogues ou des politique prohibitionnistes, mais simplement de rappeler que toutes les sociétés se trouvent face à cette problématique et doivent trouver un cadre politique adéquat pour la gérer.
La solution de facilité qui consiste a appliquer fermement une politique prohibitionniste a l’avantage de paraître intuitive et donc de recevoir un accueil favorable de la part d’une majorité (certes déclinante) d’électeurs. Ses principaux inconvénients sont d’être peu efficace et de provoquer une fuite en avant dans l’innovation moléculaire.
Plusieurs dénominations sont possibles pour évoquer ce phénomène : « designer drugs » (drogues sur mesure), « new psychoactive substances » (NPS, nouvelles substances psychoactives) ou « research chemicals » (RC, substances de recherche, faisant allusion à la couverture parfois utilisée pour les vendre). Il s’agit de substances se comportant comme analogues fonctionnels de drogues illicites et spécifiquement développées pour contourner la règlementation à un moment donné. En d’autres termes, il s’agit de molécules crées dans le but de fournir un effet comparable à celui des drogues illicites, mais sans être interdites comme les drogues originales concernées, du moins pour un temps. Ce phénomène a été observé sur TOUS les marchés, notamment ceux :
des hallucinogènes/psychédéliques traditionnels (LSD, psilocine, mescaline), qui ont vu se développer des centaines d’analogues. Par exemple : le 1V-LSD, analogue du LSD, la 4-HO-DET susmentionnée, analogue de la psilocine, ou encore le 2C-B, analogue bromé de la mescaline. Les entactogènes comme la MDMA n’échappent pas à la tendance avec de nombreux analogues recensés (MDEA, MBDB, série des cathinones, etc.),
des stimulants purs, où sont apparus des analogues de la cocaïne ou des amphétamines (y compris des analogues du méthylphénidate),
des dépresseurs tels que les opioïdes ou les benzodiazépines, possédant eux aussi leurs analogues fonctionnels.
Les cannabinoïdes comme le THC ne sont évidemment pas en reste et font naturellement l’objet d’une attention toute particulière de la part des chimistes qui ont produit des centaines d’analogues, les fameux néocannabinoïdes. Actuellement, l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies (EMCDDA) en surveille 245, parmi lesquels 24 ont été identifié en 2022 [25].
D’un point de vue plus général, les chiffres de l’observatoire témoignent d’une forte augmentation du nombre de NPS identifiées entre la fin des années 2000 et le milieu des années 2010 (Fig. 4) [ibid.].
Fig. 4 : Identification des NPS par l’EMCDDA, par année et par classe [24]
D’aucuns pourraient penser que ce phénomène est sans intérêt, que le problème de santé publique vient du fait que les gens consomment des drogues, peu importe la nature originale ou analogue des drogues concernées. Qu’il suffit donc de les interdire au rythme des identifications.
Mais c’est une grave erreur.
La différence entre les drogues originales et leurs nouveaux analogues tient dans le recul scientifique dont nous disposons à leur égard. En effet, les drogues originales comme le cannabis, la cocaïne ou la MDMA sont connues depuis plusieurs décennies. Elles ne sont pas anodines, ni dénuées de risques, mais possèdent l’immense avantage d’être bien connues des médecins, toxicologues et autres pharmacologues. Connaissant les risques auxquels elles sont associées, il devient alors possible de les réduire.
Par définition, leurs homologues récents sont relativement nouveaux et manquent logiquement d’évaluation scientifique. Il se pourrait que ces analogues soient plus dangereux que les drogues de base, tout comme comme il se pourrait qu’ils le soient moins, ou que leurs profils de toxicité soient comparables. Nous n’avons simplement pas la réponse, et c’est cette incertitude qui génère du risque. La rotation des substances se calquant sur le rythme des interdictions, plus on interdit ces NPS, plus l’innovation moléculaire est accélérée, plus vite les substances sont renouvelées, moins la science a le temps de les étudier. Ce qui fait croître le risque.
Pour nous recentrer sur notre sujet de départ, les néocannabinoïdes, posons nous une simple question : les amateurs de cannabis auraient-ils expérimenté le HHC s’ils avaient eu légalement accès au THC ?
De même, en interdisant le HHC, ne les a-t-on pas poussés vers le H4CBD ? Comme on les poussera demain vers le THCP (tétrahydrocannabiphorol) en interdisant le H4CBD ? Puis peut-être vers le CBNO (acétate de cannabinol) quand on interdira le THCP ? Et ainsi de suite.
Pour information, ces deux dernières molécules (parmi d’autres) sont déjà présentes sur le marché français.
Le législateur ne peut pas gagner cette bataille car les chimistes seront toujours plus réactifs, comme en témoignent les chiffres de l’observatoire européen.
Par ailleurs, le vide juridique dans lequel évoluent ces substances aggrave le risque généré par la méconnaissance des produits. Un produit dont le commerce n’est pas encadré se trouve soumis à la bonne volonté de ceux qui le vendent. Certains essayent de travailler correctement, d’autres sont moins consciencieux. Comme en témoigne notre observation de gummies vendues sous des dénominations parfois « confusantes ». Dans ce contexte, il n’est pas réellement surprenant que des accidents surviennent.
Du point de vue de la santé publique, ne préférons nous pas que les personnes désireuses de s’enivrer le fassent avec des molécules dont la toxicité est bien connue plutôt que d’en faire les cobayes humains de l’innovation moléculaire ? (ici encore nous insistons sur le fait que le problème n’est pas le caractère synthétique des molécules concernées mais simplement le fait que personne ne sache rien à leur sujet).
Arrivé à ce stade, j’abandonne volontairement le « nous de modestie » au profit d’un « je » plus engagé. J’affirme que les accidents, passés et à venir, avec les néocannabinoïdes sont (seront) la conséquence directe du manque de courage politique de tous les dirigeants qui ont (auront) activement œuvré contre la régulation du THC. Ce faisant, ils ont (auront) poussé leurs concitoyens vers des substances inconnues. Dans l’éventualité (non souhaitée) où un accident imputable à un néocannabinoïde se produisait, ils en porteront la responsabilité (au moins partielle). Si cela devait arriver, j’espère ardemment que l’Histoire les jugera à la hauteur de leur couardise.
(X-EXTRA [X [26].
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Lien d’intérêt et disclaimer : L’auteur travaille actuellement (et a travaillé par le passé) pour des entreprises impliquées dans la production, la distribution et/ou le commerce de cannabis thérapeutique/médical. Il n’a aucun intérêt économique, financier ou professionnel vis-à-vis du secteur du cannabis à usage non médical (récréatif/consommateur/adulte). L’auteur ne souhaite pas inciter à la consommation de stupéfiants ou de produits présentés comme ayant les effets de stupéfiants et déconseille vivement l’usage de cannabinoïdes aux personnes < 25 ans, femmes enceintes/allaitantes et conducteurs de véhicules/machines. Les personnes présentant un usage problématique de ces substances sont invitées à consulter un médecin.
[1] https://www.leparisien.fr/societe/sante/un-film-dhorreur-le-diner-de-noel-se-termine-aux-urgences-a-cause-de-bonbons-au-thc-et-au-h4cbd-21-12-2023-GEDLOB46F5FT7KN2HRKXX7DJOA.php
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