« NDLR : Une Tribune dont les journalistes et la plupart des médias ne se sont pas servi pour contrebalancer les déclarations démagogiques de nos responsables politiques qui préfèrent masquer l’échec de plusieurs décennies d’une politique de répression ; A lire et faire tourner. »
Bertrand Lebeau Leibovici, médecin addictologue spécialisé dans la réduction des risques liés à la toxicomanie, s’insurge contre la nouvelle rhétorique gouvernementale de culpabilisation des usagers. Pour l’auteur de « Drogues : la longue marche » (éditions Pepper/L’Harmattan), il s’agit d’une terrible régression, destinée à masquer les échecs de nos politiques répressives.
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.
« Les drogués ont du sang sur les mains », « S’il n’y avait pas de drogués, il n’y aurait pas de trafiquants ! » Des ministres de l’Intérieur d’hier et d’aujourd’hui – de Gérald Darmanin à Bruno Retailleau –, ces slogans sont désormais au cœur de la rhétorique de l’Etat français.
La raison en est simple : les nouvelles formes violentes du narcotrafic et l’incapacité des gouvernements successifs à lutter efficacement contre elles. Les usagers de drogues sont alors les boucs-émissaires idéaux. C’est une terrible régression à laquelle on assiste aujourd’hui en France qui risque d’effacer trente années de progrès en santé publique, mais aussi en matière de droits humains. Une dérive démagogique qui ne mènera à rien de bon.
Revenons trois décennies en arrière pour mesurer l’absurdité de ce raisonnement. Au début des années 1990, partout en Europe, l’épidémie de sida a bouleversé les théories et les pratiques. En 1987, Michèle Barzach, alors ministre de la Santé, va prendre la première mesure de ce qu’on appelle aujourd’hui « la réduction des risques et des dommages » (RdR) en remettant en vente libre les seringues, prohibées depuis 1972. C’est, en effet, en partageant une seringue que les injecteurs de drogues se contaminent par le VIH et participent, via leurs partenaires sexuels, à la diffusion du virus.
D’une manière générale, et bien que l’usage simple (ne s’accompagnant pas d’actes de trafic) soit pénalisé en France par la loi du 31 décembre 1970, les impératifs de santé publique face au sida vont entraîner un changement majeur : l’implication des usagers eux-mêmes dans la prévention et le soin à travers des groupes d’auto-support. Ces « associations de malfaiteurs » comme les appelait avec ironie Jean-René Dard, l’un des premiers présidents de Asud (Auto-Support des Usagers de Drogues) vont alors être mobilisées pour participer à un enjeu majeur de santé publique : lutter contre la diffusion du virus du sida. L’implication des usagers dans les politiques qui les concernent devient l’un des acquis majeurs de la période.
Santé publique vs. répression
Il ne faudrait pourtant pas croire que le combat pour la reconnaissance du rôle des usagers fut un chemin de roses. Ainsi, en 1992-1993, le socialiste (!) Paul Quilès, alors ministre de l’Intérieur, devant la défaite qui s’annonçait aux législatives (qui furent en effet perdues par la gauche), décida qu’il fallait de toute urgence multiplier les opérations anti-drogue. Devant le bus d’échange de seringues de Médecins du Monde, au métro Château-Rouge à Paris, les policiers écrasèrent les kits distribués par l’association humanitaire. Ces kits contenaient deux seringues propres, deux préservatifs et… une lettre du ministre de la Santé de l’époque, Bernard Kouchner. Jamais la contradiction entre santé publique et répression des usagers n’avait été aussi éclatante. Changer de politique était devenu nécessaire.
A l’initiative de Simone Veil, alors ministre des Affaires sociales et de la Santé et sous la présidence du professeur Roger Henrion, une « commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie » remit un rapport remarquable en 1995. Une phrase le résume : « La politique de lutte contre la toxicomanie fondée sur l’idée selon laquelle “il ne faut surtout rien faire pour faciliter la vie des toxicomanes” a provoqué des catastrophes sanitaires et sociales. »
Finalement, la réduction des risques triompha en France et devint, à partir de la loi du 9 août 2004, l’un des éléments de la politique du gouvernement français. Sans être une baguette magique, elle a réussi à diminuer considérablement la diffusion du VIH parmi les injecteurs de drogues, leurs partenaires sexuels et au-delà, la population générale. Elle a aussi permis de limiter les overdoses mortelles, de favoriser l’accès aux soins, d’atteindre des populations très éloignés des dispositifs de santé et de favoriser l’auto-organisation des usagers de drogues.
Où en est-on aujourd’hui ? Le contexte actuel est caractérisé en Europe par trois grandes tendances. Tout d’abord, la montée en puissance des drogues de synthèse qui, contrairement aux drogues issues de plantes comme le cannabis, le pavot à opium ou le cocaïer, peuvent être fabriquées n’importe où à partir de précurseurs. Ensuite, le rôle grandissant de l’internet et des réseaux sociaux dans l’accès à de nombreuses drogues illicites. Enfin, le niveau de violence, de corruption mais aussi de professionnalisme du narcotrafic.
Les usagers bouc-émissaires
Impuissants à lutter contre cette nouvelle donne, les pouvoirs publics ont décidé de rendre les consommateurs responsables de leur échec. Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, déclare en septembre 2023 : « S’il n’y avait pas de consommateurs, s’il n’y avait pas des gens qui fument du cannabis, s’il n’y avait pas de gens qui prennent de la cocaïne, il n’y aurait pas de point de deal, il n’y aurait pas de règlement de comptes. » Le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, n’est pas en reste. Le 20 mars 2024, il déclare : « Celui qui fume son petit pétard le samedi, ce pétard-là, il a le goût du sang séché sur les trottoirs. » Le « record », si l’on peut dire, est battu par Sabrina Agresti-Roubache, ancienne secrétaire d’Etat à la citoyenneté et à la Ville qui, oubliant trente années de lutte contre les infections transmissibles comme le VIH et le VHC, et voulant manifester son opposition aux Salles de Consommation à moindre Risque désormais appelées Halte Soins Addiction, déclare : « Donner une seringue à quelqu’un pour aller se droguer, ce n’est pas faire de la prévention. »
Certes, Sabrina Agresti-Roubache avait 11 ans lorsque Michèle Barzach décida en 1987 de remettre les seringues en vente libre, après quinze ans de prohibition. Mais, outre le fait que l’ignorance n’est pas un argument, cette déclaration est dans l’air mauvais du temps : en arrière toute ! Haro sur les usagers ! Au reste, de nombreux pays européens ont renoncé à la pénalisation de l’usage et, à cet égard, le Portugal fait figure de modèle en ayant décidé, en 2001, de cesser de pénaliser l’usage de toutes les drogues. La pénalisation de l’usage, un délit dont l’auteur et la victime sont une seule et même personne, est un obstacle à la prévention et au soin. Et elle n’a jamais rien empêché en termes de trafic et de consommation.
Par Bertrand Lebeau Leibovici
Voir en ligne : Tribune du Dr Bertrand Lebeau Leibovici dans le Nouvel Obs