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La Creuse veut faire chanvre à part - Libération

Imaginez un peu : des hectares de chanvre sous bonne garde d’agents de sécurité, un laboratoire public d’analyse pour contrôler le niveau de THC (la molécule psychoactive du cannabis classée stupéfiante), des start-uppers du chanvre et des docteurs ès marketing gambadant à travers la Creuse et semant sur leur passage les emplois qui manquent tant à un territoire souvent cité en exemple de la déprise rurale… Tel est le projet formé par Eric Correia, élu du Parti socialiste qui milite pour la réhabilitation d’une autre molécule clé du chanvre et peu connue du grand public : le cannabidiol (CBD).

« Obscurantisme »

Président de la communauté d’agglomération du Grand Guéret et conseiller régional de Nouvelle-Aquitaine, Eric Correia s’appuie sur un cadeau fait par le président Macron en octobre : le Plan particulier pour la Creuse (PPC), destiné à faire émerger des solutions innovantes de relance en territoire rural. Son idée : demander un statut dérogatoire pour expérimenter une filière dédiée au cannabis thérapeutique. Chiffres à l’appui, Correia annonce une manne à faire pâlir n’importe quel gestionnaire de collectivité et, partant, jette un pavé dans la mare d’un tabou français embourbé dans le vaste mouvement de dépénalisation européen qui voit une filière émerger. « A-t-on vraiment les moyens de s’en priver ? » interpelle l’élu.

La filière est en plein boom depuis la légalisation, aux Etats-Unis et dans plusieurs pays d’Europe, des composés soignants du cannabis, classé au rang de stupéfiant en France. Or « cette plante a accompagné l’humanité depuis des siècles, plaide l’entrepreneur Florent Buffière. Ses effets thérapeutiques ont été décrits très tôt dans les médecines chinoises et indiennes. » Le trentenaire soigne lui-même ses migraines au CBD, et milite à Norml. Antenne française du lobby citoyen américain du même nom, l’association dénonce les mésusages engendrés par la prohibition et œuvre pour une réforme de la loi française « en vue d’une régulation responsable des filières cannabicoles ». Un discours qui ne passe pas dans la doxa médicale occidentale, victime selon Florent Buffière d’un certain « obscurantisme » puisque « la loi interdit de fait toute recherche, discussion ou production scientifique en France sur le sujet ». Infirmier anesthésiste, formé à la gestion des douleurs chroniques, Eric Correia insiste : « Il faut faire de la pédagogie, aider les décideurs à se départir de l’idée que le consommateur de cannabis est un jeune gauchiste en déprise sociale, coiffé de dreadlocks. La vérité, c’est que j’ai des tonnes de patients et d’amis qui gardent leurs douleurs sous contrôle à l’aide du cannabis. Sclérose, douleurs du membre fantôme, cancers avancés et toutes les pathologies dites "algiques" » sont concernées.

En Amérique, le cannabis est désormais délivré aux migraineux et aux épileptiques. En Israël, on l’utilise pour certaines formes de Parkinson, et en Espagne, des chercheurs ont mis en évidence le « système endocannabinoïde » (qui a prouvé une hypothèse israélienne selon laquelle l’être humain est porteur de récepteurs aux CBD puisqu’il fabrique les siens propres) et des effets antitumoraux de certaines molécules du chanvre sur des souris. Eric Correia : « Même la reine Victoria prenait du cannabis pour soigner ses céphalées et ses règles douloureuses. » Et de poursuivre : « Je ne comprends pas que des patients souffrent et qu’on dispose d’une molécule documentée par la littérature médicale internationale, mais qu’on les empêche d’accéder à un soulagement ou même qu’on les poursuive pour s’en être procuré. » Sachant que, partout en Europe, des filières légales s’organisent sous contrôle des Etats. Correia : « En France, on est assez con…servateurs pour louper le train. »

« Plante magique »

Face au blocage rencontré auprès des huiles locales, sa fiche pourtant bien argumentée ayant été « perdue » par le préfet chargé d’arbitrer et de faire remonter les propositions pour la Creuse auprès des ministères, le président de l’agglomération du Grand Guéret a décidé de porter le fer dans la plaie financière. « 1,6 milliard d’euros de recettes fiscales et une baisse de 500 millions annuels de la dépense publique [que coûte la lutte contre la drogue, ndlr], ce sont les chiffres avancés par [le think tank] Terra Nova dans l’hypothèse d’une légalisation sous monopole public en France. 18 000, c’est le nombre d’emplois créés en trois ans au Colorado. 10 % de tout ça me suffirait amplement pour la Creuse ! »

« Le thérapeutique peut être une porte d’entrée », observe Vincent Turpinat. Par chance, l’attaché parlementaire et suppléant du député LREM de la Creuse Jean-Baptiste Moreau, réputé avoir l’oreille du Président, est addictologue : « En tant que professionnel, je suis convaincu du potentiel santé de la molécule, en tant que politique, je suis convaincu du potentiel économique pour le territoire. Mais je suis convaincu aussi du fait qu’il y a des blocages politiques sur ce sujet en France. Il faudra du temps, de la pédagogie et ne pas mélanger les sujets entre santé et récréatif. Surtout, il faudrait que le dossier soit incarné localement. »

« Présents », semblent clamer depuis leurs fermes Jouany Chatoux, Mathieu Couturier et Marien Sablery. Tous trois agriculteurs creusois, ils se sont positionnés comme relais possibles d’expérimentation. Marien Sablery est déjà chanvrier. Depuis trois ans, avec son frère, il cultive une soixantaine d’hectares à destination de filières autorisées : bâtiment, alimentation animale et humaine. Il s’intéresse depuis un an aux débouchés santé de cette « plante magique où tout est valorisable économiquement ».

« Débouché »

« Le cochon vert », comme on l’appelle, retient également l’attention de Jouany Chatoux. « Pour moi, la légalisation n’est pas un sujet, elle se produira. C’est à mon sens un débouché à ne pas négliger pour l’agriculture française qui souffre tant. Avec mes voisins, même si on n’est pas du même bord politique, on soutient l’initiative de M. Correia parce qu’il propose qu’on se positionne rapidement avant de se faire damer le pion par des gros industriels européens qui, eux, n’apportent aucune richesse structurante dans nos territoires. » Galvanisé par les encouragements, Eric Correia promet : « Je ne lâcherai rien. » Le 22 mai, avec l’appui de Norml, il organisera à Guéret une réunion publique sur le sujet. « Nous y serons, assure Vincent Turpinat. Tout comme nous accueillerons M. Correia à la table des discussions sur le Plan particulier pour la Creuse. »

Julie Carnis Envoyée spéciale à Guéret (Creuse)

Voir en ligne : Libération.fr

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