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Hommages à Georges Apap

Discours prononcé par le Procureur de la République, le 8 janvier 1987 au Tribunal de Grande Instance de Valence à la cérémonie d’ouverture de l’année judiciaire.

Quelques beaux textes ont témoignés de l’énorme émotion ressentie à l’annonce du décès de Georges Apap, le 19 novembre 2013. De l’hommage rendu par le Syndicat de la Magistrature, à celui de son amie Hélène Fargier blogueuse sur Médiapart.fr ou de Franck Johannès sur LeMonde.fr , en passant par ce bel article de Jean Pierre Galland publié par ASUD, reproduisant le message du "parrain du CIRC".

Cannabis Sans Frontières fera de la maxime de Georges Apap "Les drogues ne sont pas interdites parce qu’elles sont dangereuses, mais elles sont dangereuses parce qu’elles sont interdites." le préambule de son programme pour les élections en 2014.

En remerciant Vacarmes pour la publication de cette fabuleuse contribution. "Cette allocution, nous l’avons constaté avec amertume, aurait pu être dite hier, ou aujourd’hui. Elle laisse entrevoir le désastre répressif, exposé avec calme et sérénité par celui qui dirige l’action de la police judiciaire sur le ressort du tribunal et applique la politique pénale."

Discours prononcé par le Procureur de la République

le 8 janvier 1987 au Tribunal de Grande Instance de Valence

à la cérémonie d’ouverture de l’année judiciaire.

Mesdames, Messieurs,

Dans un instant il m’appartiendra de requérir l’ouverture de l’année judiciaire 1987. Ce n’est pas pour autant que nous serons fixés sur ce qu’elle sera. Cependant, compte tenu des déclarations d’intention de ceux qui ont en charge l’ordre public, on peut présumer la mise en œuvre prochaine d’un certain nombre d’orientations qui, pour récentes qu’elles soient, s’émancipent d’une désuétude dans laquelle on les croyait enlisées. Plutôt que me livrer au long exercice de les examiner toutes, j’ai préféré choisir un sujet, le tenir pour exemplaire, et en tirer un certain nombre de réflexions d’ordre général.

Mon choix s’est porté sur le problème de la toxicomanie.

On sait à quel point ce sujet préoccupe l’opinion. Cette préoccupation est légitime. Mais ma première réflexion est de surprise devant l’ampleur prise par la question dans l’agitation générale. C’est en termes alarmistes, en effet, qu’on entend couramment parler du fléau de la drogue. Certes, le sujet est grave, et le danger réel. Mais est-on certain de ne pas atteindre parfois la démesure ? Ainsi a-t-on pu entendre récemment un personnage haut placé, comparer les dégâts de la toxicomanie à ceux d’une guerre ! Il y a chaque année en France cent vingt morts par surdose. Mais parlons des guerres : Celle de 1914-1918 a fait 8 millions de morts parmi lesquels 1.600.000 jeunes français. Celle de 1939-1945 a fait 40 millions de morts si on y inclut les victimes des camps d’extermination nazis. A l’heure où je parle, deux pays encore suffisamment immatures pour guerroyer, comptent déjà un million de disparus dans un conflit stupide. Ces chiffres, comparés aux 120 toxicomanes, donnent un idée de l’enflure verbale par laquelle on alarme l’opinion sur un sujet, certes dramatique, mais à propos duquel l’intoxication, psychologique celle-ci, paraît déplacée.

Le véritable danger pour le corps social, la véritable insécurité pour les personnes, viennent d’autre part, d’évènements et de comportements qui nous côtoient mais que personne ne dénonce : je veux dire, pour reprendre le nombre de 120 morts par an, qu’il faut le rapporter aux 12.000 victimes d’accidents mortels que fait la circulation automobile chaque année, et, mieux encore, aux 80.000 morts dues à l’alcoolisme. Or on parle à peine des accidents de la route et pas du tout de l’alcoolisme, comme si on redoutait les véritables fléaux d’autant moins qu’ils sont plus dangereux, et comme si le souci qu’on prenait à s’en préserver était d’autant plus grand que le danger est plus mince.

Qu’on me comprenne bien : Je ne mène pas de croisade contre l’alcoolisme et je n’ai aucune envie de pourfendre les pourvoyeurs d’alcool. Je souligne seulement l’indifférence, voire la complaisance, dont bénéficie l’alcoolisme : parlez d’un tel qui, hier, s’est copieusement enivré, vous ne susciterez autour de vous que réflexions amusées et sourires de connivence. Dites au contraire, devant le même auditoire et à propos du même personnage qu’on l’a surpris aujourd’hui s’adonnant à un dérivé du cannabis, du pavot ou de la coca, et vous verrez aussitôt les sourires se figer et les visages se fermer.

C’est que, me dira-t-on, l’usage de stupéfiants est dangereux. J’en conviens tout à fait. Mais que, dans un discours sur les dangers de la toxicomanie, on remplace le mot « drogue » par le mot « alcool » et je demande qu’on examine si le discours aura perdu de sa cohérence. La seule différence entre les deux phénomènes est celle de l’interdiction légale. Or mon autre intention est d’inviter à réfléchir sur le sens et la portée de cette interdiction.

Elle remonte dans le temps à la loi du 18 juillet 1845. Elle n’a cessé depuis d’être inscrite dans nos textes répressifs jusqu’au code de la santé publique (article L. 627). La première brèche dans ce processus prohibitionniste apparaît dans une circulaire du 17 mai 1978 diffusée par la Chancellerie après le rapport de Madame Pelletier sur la toxicomanie et invitant les procureurs à ne plus poursuivre les usagers de haschich ou de marijuana, sauf à les adresser au corps médical ou à des associations spécialisées. Il faut noter qu’il ne s’agissait que d’une circulaire, en contradiction d’ailleurs comme il arrive parfois avec la loi, mais qui avait le mérite nouveau de proposer une véritable dépénalisation de l’usage de la drogue. Ses dispositions sont actuellement remises en question dans un contexte polémique intéressant à analyser.

Or, il faut le dire tout net, depuis un siècle et demi d’interdiction et de répression, et de lois de plus en plus sévères, le phénomène ne cesse de s’étendre et le nombre des intoxiqués d’augmenter. Sans aller jusqu’à dire que la sévérité croissante de la loi favorise le fléau, au moins peut-on énoncer comme une vérité d’évidence qu’elle n’est d’aucun secours pour l’endiguer et que l’interdiction ne sert à rien. Mieux encore, elle a les effets pervers de toutes les interdictions et par exemple : -elle favorise le trafic. –elle renchérit les produits en raison des risques encourus par les trafiquants. - elle induit une délinquance spécifique destinée à se procurer des fonds pour l’achat de drogues chères. –elle incite à l’altération des produits, les rendant plus dangereux encore. Qu’on songe aussi à l’interdiction de la vente libre des seringues, interdiction à l’origine de la propagation du sida.
Pour mieux illustrer ce que je veux dire je propose d’évoquer ce qu’a été aux Etats-Unis de 1919 à 1933 l’époque de la prohibition de l’alcool : contrebande, trafic, corruption, débits clandestins, boissons frelatées, apparition d’une mafia, règlements de comptes sanglants. Le remède était pire que le mal et la levée de la prohibition en 1933, si elle n’a pas fait disparaître l’alcoolisme, a au moins dépouillé ce vice d’un environnement déplorable qui le rendait plus odieux encore.
En somme, pour l’alcool comme pour la drogue, les effets de la prohibition ne sont que négatifs. Mais de telles évidences sont difficiles à énoncer quand elles heurtent si catégoriquement l’opinion dominante. On les considère comme provocatrices alors que la voix qui les profère n’est remplie que d’angoisse. L’angoisse du paralytique qui voit l’aveugle qui le porte s’engager dans une voie sans issue. Il faudra bien un jour admettre que la marée de la toxicomanie s’élève inexorablement, avec ou sans prohibition, jusqu’à un étiage définitif où elle se stabilisera, et qu’alors il faudra bien s’en accommoder. A ce propos me revient à l’esprit cette phrase de Cocteau : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur », et, transposant, disons : puisque ce phénomène nous dépasse, pourquoi ne pas l’organiser ?

Permettez moi de m’en tenir là car je n’ai pas l’intention de dresser un tableau de ce que serait une société ouverte aux stupéfiants, où le trafiquant se transformerait en honnête importateur et le petit revendeur en tenancier de débit sans reproche, où le service des fraudes s’intéresserait à la qualité des produits, où le corps médical prendrait en charge le consommateur excessif, et où il faudrait bien que la brigade des stupéfiants se reconvertisse.

J’ai dit que je voulais tirer de mon sujet une conclusion d’ordre général. Je voudrais que l’exemple choisi ait montré les limites que l’on doit assigner à la répression. J’ai bien conscience que c’est un langage inattendu dans la bouche d’un procureur. Mais je voulais, pendant un instant, m’exprimer en citoyen, certes habitué depuis longtemps à considérer ces choses d’un point de vue privilégié, mais désireux d’apporter au corps social dont il se veut solidaire, la contribution d’une réflexion de plusieurs dizaines d’années sur l’efficacité de la sanction dans des domaines où l’évolution des mœurs prend un caractère inéluctable. Et je voudrais par là qu’on cesse d’attendre de la répression le remède à des carences éducatives ou à des difficultés d’insertion sur lesquelles la Justice n’a aucune prise.

Car je suis las, oui vraiment las, de m’entendre crier aux oreilles : « Mais que fait donc la Justice ? Qu’attendez-vous pour les mettre en prison » ?

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