Cannabis, biologie humaine et répression routière : une politique en contradiction avec la science
Alors que le débat sur la régulation du cannabis progresse à l’échelle mondiale, les politiques répressives restent profondément ancrées, notamment en France. Pourtant, la recherche scientifique contemporaine montre que le cannabis interagit avec un système physiologique fondamental présent chez tous les êtres humains : le système endocannabinoïde. Ce fait biologique majeur, ignoré par les tests salivaires routiers utilisés par les forces de l’ordre, appelle à une révision urgente des politiques de dépistage et de criminalisation.
Un système endocannabinoïde au cœur de l’équilibre du corps humain
Découvert dans les années 1990, le système endocannabinoïde (SEC) est aujourd’hui reconnu comme un régulateur majeur de l’homéostasie, c’est-à-dire l’équilibre interne du corps humain. Il est composé de récepteurs (CB1, CB2), de ligands endogènes (comme l’anandamide), et d’enzymes de dégradation. Il intervient dans une multitude de fonctions vitales : douleur, sommeil, appétit, humeur, immunité, mémoire, reproduction (Di Marzo & Piscitelli, 2015 ; Pertwee, 2015).
Les cannabinoïdes issus du cannabis, comme le THC ou le CBD et d’autres, interagissent directement avec ce système, ce qui explique à la fois leurs effets psychotropes et leurs propriétés thérapeutiques aujourd’hui reconnues dans de nombreux pays. Ces molécules exogènes miment ou modulent les effets des endocannabinoïdes naturellement produits par notre corps.
Contrairement à l’alcool — substance dépourvue de cible physiologique spécifique [1]— le cannabis agit en synergie avec un système biologique intégré, ce qui constitue une différence majeure du point de vue pharmacologique et toxicologique. Aucune molécule du cannabis ne présente une toxicité aiguë comparable à celle de l’ethanol.
Une répression qui ignore les bases de la biologie humaine
Malgré ces connaissances, les politiques publiques continuent à assimiler l’usage du cannabis à un délit, notamment au volant. En France, les forces de l’ordre ont recours à des tests salivaires qui détectent la présence de THC (en vérité ses métabolites), même en l’absence de tout effet psychoactif observable.
Ces tests, utilisés de façon croissante depuis 2016, ne mesurent pas l’altération des capacités de conduite, mais uniquement la présence de résidus de cannabis dans la salive, parfois jusqu’à plusieurs jours après usage chez les consommateurs occasionnels, et beaucoup plus chez les usagers réguliers (Giroud et al., 2017).
Ainsi, un conducteur peut être parfaitement sobre mais néanmoins positif, et donc poursuivi pour conduite "sous l’emprise de stupéfiants". Cela revient à criminaliser un état corporel, voire un métabolisme, plutôt qu’un comportement dangereux !
Une absence de lien établi entre THC résiduel et risque routier
Contrairement à l’alcoolémie, pour laquelle des seuils légaux sont fondés sur des corrélations solides entre taux sanguin et risque d’accident, aucun consensus scientifique n’existe sur un taux de THC « dangereux » au volant. Les effets du cannabis varient selon la dose, la voie d’administration, la tolérance individuelle et les habitudes de consommation (Berghaus et al., 2011 ; EMCDDA, 2021).
Plusieurs études ont souligné qu’en l’absence de signes cliniques d’intoxication, la seule détection du THC ne peut pas être considérée comme une preuve d’altération de la conduite (Hartman & Huestis, 2013). Pourtant, en France, le cadre légal repose sur une tolérance zéro : toute trace détectable suffit à entraîner une sanction, sans évaluation des capacités réelles du conducteur.
Une discrimination biomédicale des usagers réguliers de stupéfiants
Chez les usagers réguliers — y compris ceux consommant du cannabis à des fins médicales — le THC et ses métabolites peuvent rester présents dans l’organisme pendant plusieurs jours, voire semaines, en raison de leur accumulation dans les tissus graisseux. Cela signifie qu’un usager thérapeutique ou socialement intégré peut être sanctionné même s’il n’a pas consommé depuis plusieurs jours.
Cette situation crée une inégalité de traitement biologique, puisque seule la fréquence d’usage (et non l’état de conscience) détermine le risque de sanction. Autrement dit, les tests salivaires routiers ne sanctionnent pas la conduite dangereuse, mais l’appartenance à une population ciblée : les consommateurs de cannabis.
Quelles alternatives ? Vers des politiques fondées sur des preuves
Au regard des connaissances actuelles, l’usage de tests salivaires pour le dépistage du cannabis n’a pas de base scientifique solide. Des alternatives plus équitables et adaptées existent, comme :
l’évaluation clinique ou cognitive des capacités de conduite (réaction, coordination, vigilance), comme le pratiquent certains États américains ;
la mise en place de seuils de tolérance raisonnés, sur le modèle de l’alcoolémie ;
la reconnaissance de l’usage thérapeutique dans les régimes de dépistage ;
des campagnes de prévention ciblées sur l’usage problématique, non sur la répression de l’usage en soi.
Conclusion : remettre la science au cœur des politiques de drogues
L’existence du système endocannabinoïde, la spécificité pharmacologique du cannabis, et l’absence de corrélation claire entre détection salivaire et dangerosité posent un sérieux problème de cohérence des politiques publiques. Loin de garantir la sécurité routière, l’usage répressif des tests salivaires entretient une confusion entre usage et mise en danger, et perpétue une logique punitive déconnectée des réalités biologiques et sanitaires.
Pour réconcilier science, santé publique et justice, il est temps de revoir les outils de dépistage et de repenser les approches actuelles en matière de cannabis, à l’aune des connaissances scientifiques (en biologie, pharmacologie, accidentologie, etc) et des principes de proportionnalité.
Références :
Berghaus, G., Scheer, N., & Shulze, H. (2011). Meta-analysis of empirical studies concerning the effects of medicines and illegal drugs including pharmacokinetics on safe driving. ZVS.
Di Marzo, V., & Piscitelli, F. (2015). The endocannabinoid system and its modulation by phytocannabinoids. Neurotherapeutics, 12(4), 692–698.
EMCDDA (2021). Cannabis and driving : An overview of research and policy in Europe. European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction.
Giroud, C., Augsburger, M., & Favrat, B. (2017). Cannabis and driving. Annales de Toxicologie Analytique, 29(2), 91–99.
Hartman, R. L., & Huestis, M. A. (2013). Cannabis effects on driving skills. Clinical Chemistry, 59(3), 478–492.
National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine. (2017). The Health Effects of Cannabis and Cannabinoids. Washington, DC.
Pertwee, R. G. (2015). Handbook of Cannabis. Oxford University Press.
WHO (2018). Global status report on alcohol and health.
[1] Il agit de manière diffuse sur le système nerveux central, en altérant divers récepteurs (GABA, glutamate, dopamine), ce qui explique ses effets désinhibiteurs, mais aussi ses conséquences neurotoxiques.
Les dommages liés à la consommation excessive d’alcool sont bien documentés : maladies cardiovasculaires, cirrhose, cancers, troubles cognitifs, dépendance, etc. Selon l’Organisation mondiale de la santé, l’alcool est responsable de plus de 3 millions de décès par an (OMS, 2018).