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Selon le quotidien "Libération" : Au Portugal, la drogue est une affaire de santé

MONDE 19/11/2010 À 00H00

GRAND ANGLE

Le pays affiche aujourd’hui l’une des plus faibles consommations de drogues de l’Union européenne après la vote, il y a dix ans, d’une loi décriminalisant l’usage de stupéfiants.

- Par FRANÇOIS MUSSEAU Envoyé spécial à Lisbonne (Portugal)

Il est entré avec la mine déconfite et le regard fuyant de celui qui a été pris en faute. Joao - appelons-le Joao - est jardinier municipal. La veille, des policiers l’ont surpris dans les toilettes du square qu’il bichonne, en flagrant délit de chinesa - l’équivalent portugais de la « chasse au dragon » qui consiste à inhaler des vapeurs d’héroïne. Comme dans n’importe quel pays, Joao a dû passer au commissariat pour y faire une déposition. Mais ensuite, au lieu d’avoir à faire au ministère de la Justice, on lui a donné « rendez-vous » avec le ministère de la Santé : les flics l’ont dirigé vers une commission dite « de dissuasion » où l’accueilleront une équipe de psychologues, un juriste, un sociologue et des assistants sociaux. Joao disposait de soixante-douze heures pour s’y rendre. Il n’a laissé passer qu’une journée. Ce matin, le voici donc qui déboule, de lui-même, dans les locaux de la commission, au centre de Lisbonne. Il passe trois entretiens successifs. On conclut bientôt qu’il est toxicomane.

Le trafiquant reste un criminel

« Dans un autre pays, on le considérerait comme un délinquant, passible d’une peine de prison. Au Portugal, c’est un patient. Les policiers et les juges n’ont pas leur mot à dire. C’est nous qui sommes en charge de son cas. Nous, les professionnels de la santé. » Vasco Gomes, psychologue, la trentaine avenante, n’est pas peu fier de diriger la commission de dissuasion de la rue José-Estevao, à Lisbonne. C’est la plus importante des 20 commissions que compte le Portugal (il y en une par province) : elle traite 2 000 dossiers par an. Dont 70 % de consommateurs de haschisch, 10 % de cocaïnomanes, 8 % d’héroïnomanes, les autres prenant de l’ecstasy et autres drogues synthétiques.

Le cas de Joao n’est pas des plus faciles. Père de famille, jardinier, il avoue se shooter à l’héroïne dans des toilettes publiques depuis environ huit ans, deux à trois fois par jour, en cachette bien sûr. « Avant de l’envoyer dans un de nos centres de désintoxication, on va l’intégrer dans un groupe de motivation : tant qu’il n’aura pas la volonté d’arrêter, cela ne sert à rien de le traiter »,dit Vasco Gomes.

Au chapitre de la lutte contre la toxicomanie,le Portugal est un cas unique en Europe. Depuis la loi votée il y a dix ans, en novembre 2000, et entrée en vigueur un an plus tard, l’achat, la possession et l’usage de stupéfiants pour une consommation individuelle ont été décriminalisés. Toutes les drogues sont concernées : du haschisch à la coke en passant par l’héroïne. Cette législation ne doit rien à l’exemple néerlandais, pourtant célèbre. Là-bas, point de décriminalisation de l’usage des drogues, seulement une tolérance, qui ne concerne d’ailleurs que la marijuana : on peut en consommer, certes, mais seulement dans les coffee-shops titulaires d’une licence. « Notre révolution au Portugal a consisté à changer le regard porté sur le drogué : il n’est plus un salaud qu’il faut envoyer au tribunal puis en prison, dit le psychiatre Nuno Miguel, un des instigateurs de la loi, mais un malade. Et en supprimant la différence entre consommation de drogues douces et dures, nous disons que le problème n’est pas la substance en elle-même, mais la relation à la substance. » En clair, le toxicomane est un patient qui doit être soigné. Le trafiquant est un criminel passible de sanctions pénales qui restent inchangées.

Encore faut-il distinguer le trafiquant de l’usager lors d’une arrestation…Celui qui est pris en possession de plus de dix jours de consommation (1 gramme d’héroïne, 2 grammes de cocaïne, 5 grammes de haschisch ou 2 grammes de morphine) est considéré a priori comme un trafiquant. Et, en-deçà, comme un usager qui sera dirigé vers une commission de dissuasion. Commission bien nommée, puisque l’essentiel de sa mission est de dissuader les consommateurs occasionnels, les plus nombreux, de récidiver. Par un entretien, ou alors, s’il y a récidive, en sanctionnant l’infraction par une amende, voire un travail d’intérêt collectif. Quant au toxicomane, qui n’a plus aucun moyen d’entendre raison et de contrôler sa consommation, il sera dirigé vers un des 63 centres de désintoxication mis en place au Portugal au fil des vingt dernières années.
Là, il sera pris en charge par des psychologues et des médecins. Gratuitement.
Bilan de cette politique ? En avril 2009, huit ans après l’implémentation de la loi, un rapport du Cato Institute, l’un des plus influents think tanks américains, décrit la réalité portugaise comme « un succès retentissant ». Analysant les données européennes et portugaises, il fait apparaître que le pourcentage d’adultes prenant des drogues au Portugal est devenu l’un des plus faibles de l’Union européenne : 11,7 % consommateurs de cannabis contre 30 % au Royaume-Uni, 1,9 % prennent de la coke contre 8,3 % chez le voisin espagnol. Les 100 000 héroïnomanes d’avant la loi ne sont plus que 40 000. Et la proportion des 15-19 ans qui se droguent est passée de 10,8 % à 8,6 %. A la fin des années 90, la drogue était la première préoccupation des Portugais, elle se situe désormais à la 13e place…

Certes, le Cato Institute est proche des « libertarians », ces Américains hostiles à toute intervention de l’Etat, y compris dans le domaine des drogues. Mais il fait l’effet d’une bombe. Le Portugal est devenu le laboratoire de la lutte contre la toxicomanie en ce début du XXIe siècle où des sommités (dont l’Espagnol Felipe González) proposentde décriminaliser le commerce des drogues afin d’affaiblir les mafias qui vivent - et tuent - pour en maîtriser le trafic.

« Tout n’est pas parfait »

« Et alors, ça marche vraiment votre système » Cette question, Joao Goulao, directeur de l’Institut des drogues et de la toxicomanie (IDT), chargé de la mise en œuvre de la réforme, ne cesse de l’entendre ces temps-ci. Elle lui est posée par des parlementaires, des experts, des médecins de toute l’Europe. La décriminalisation « à la portugaise » est abordée au Parlement britannique, les Norvégiens parlent de voter une loi similaire… Héraut de la réforme, Joao Goulao modère les enthousiasmes : « La consommation de hasch reste importante, la coke suit le boom en Europe, les morts par overdose sont toujours nombreuses. Et, surtout, notre système n’est pas exportable car il est le fruit d’un long processus. Mais notre réussite, c’est d’avoir changé l’image de la toxicomanie : c’était une fatalité, banalisée au point de faire partie du paysage portugais. Elle est devenue une pathologie. »

L’autre réussite, c’est l’absence de remise en cause de la loi depuis son vote. Même la droite dure de Paulo Portas qui prophétisait, en 2001, « des biberons remplis d’héroïne » et « des hordes de jeunes drogués européens venant se piquer au Portugal » se tait aujourd’hui. La catastrophe annoncée n’a pas eu lieu, le narcotourisme n’a pas déferlé. Et puis, la loi a permis de faire des économies. « L’effort sanitaire induit par la réforme - unités thérapeutiques, centres de désintoxication, commissions de dissuasion, internats pour toxicos, etc. - coûte 75 millions d’euros par an, dit Joao Goulao. Ce n’est rien dans le budget du ministère. Et sans doute très inférieur à ce que coûterait l’activité judiciaire et pénitentiaire que la loi a supprimée. On est en train de faire les calculs pour le vérifier. »

Le Portugal n’est pas pour autant un éden ignorant l’enfer de la drogue. Dans de nombreux quartiers de Lisbonne, à Quinta do Mocho, Chelas ou Cova da Moura, les trafiquants besognent activement. C’est même le cas à Casal Ventoso, en face du parc Monsanto (le poumon vert lisboète), l’ancien « supermarché de la drogue » rasé par les autorités. Ce dimanche après-midi, des dizaines d’acheteurs y défilent en voiture, les dealers vendent sans se cacher, et pas l’ombre d’un flic ou d’une unité de soins mobile à l’horizon ; en contrebas, dans une décharge jonchée de seringues usagées, on se pique à l’héroïne…

Luis Patricio fulmine : « Malgré tout le mal qu’on s’est donné, voilà que Casal Ventoso reprend du service ! » Luis Patricio est psychiatre, un autre « père » de la loi, venu à Casal Ventoso faire du « terrain ». « La vérité, c’est qu’on a relâché l’effort. Aujourd’hui, dans les centres, des médecins distribuent de la méthadone à l’aveuglette en se fichant pas mal du suivi psychologique des patients. Ça me rend fou de rage ! » A côté de lui, un de ses patients, Venâncio, ancien héroïnomane traité au Subutex depuis douze ans, témoigne : « Je vis ici, et il en faut de la volonté pour ne pas retomber. »

Dans le quartier d’Intendente, tout le long de la rua dos Anjos, les dealers se mêlent aux prostituées. Ici, un car de police fait le guet, et le trafic est plus discret. Dans une ruelle adjacente, Sandra, 47 ans, fume une pipe de cocaïne. Prostituée, « accro à la coke depuis toute jeune », elle se fiche de la loi, et des centres de désintoxication : en 2002, elle a été interpellée comme trafiquante, elle a passé huit ans dans la prison de femmes de Tires, près de Sintra : « C’est en taule que j’ai pris la meilleure héro », rigole-t-elle.

Dans une autre de ces ruelles, Antonio reconnaît avoir souvent vendu de la drogue pour pouvoir acheter celle dont il a besoin : « Dans les années 80, j’ai pris des années de taule pour 3 grammes de hachich. Aujourd’hui, avec la loi, ça ne m’arriverait pas. » Antonio est sous Subutex, tout en consommant de la coke. « Je sais pas si je m’en sortirai, mais au moins je suis traité dans un centre, je suis reçu par des psychologues. Je ne suis plus invisible. »

Les policiers, eux, se moquent de la décriminalisation de la consommation. Ils ne voient que son impact sur le trafic, nul. Beaucoup de petits dealers jouent avec la loi, se promenant avec la quantité maximale pour éviter le tribunal, et se réapprovisionnent plusieurs fois par jour. « En réalité, on ne donne pas souvent suite aux petites affaires de drogue, dit un commissaire de police. C’est de la paperasse pour rien, et on voit repasser souvent les mêmes dealers. Et puis, on a des problèmes autrement importants, les vols à la tire et les cambriolages. » Vasco Gomes, le psychologue qui dirige la commission de dissuasion de Lisbonne, n’est pas dupe : « Je sais bien que des dealers passent par chez nous, et aussi des usagers occasionnels qui se moquent de nos conseils. Mais croyez-moi, on parvient à en dissuader plus d’un, en discutant, en imposant des petits travaux communautaires : nettoyer des graffitis, ramasser des seringues usées, faire du bénévolat dans un centre de désintoxication… »

« Tout n’est pas parfait, loin de là, convient le psychiatre Nuno Miguel. C’est vrai que les trafiquants rusent avec le système. Mais, les toxicomanes sont mieux pris en charge. Ce n’est pas seulement grâce à la loi, mais à ce formidable arsenal sanitaire qu’on a mis en place depuis vingt ans et sur lequel la loi a pu s’appuyer. Il est là, le succès portugais. »

Voir en ligne : L’article original sur le site Libération.fr

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